Vers une économie écologiquement et socialement soutenable.
La prospective bioéconomique


Mauro Bonaiuti*

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Introduction


Le moment historique que nous vivons est sans aucun doute extrêmement vivant du point de vue intellectuel. Dans le monde des alternatives au système économique néolibéral on assiste à un bouillonement extraordinaire d’idées et d’initiatives. Beaucoup d’observateurs se posent la question: disposons-nous aujourd’hui d’une théorie économique alternative qui sache recomposer les pièces de cet “autre monde en construction” vers une économie écologiquement et socialement soutenable?
Certes nous sommes devant une fresque aux tracés encore incertains, aux figures encore incomplètes mais l’essentiel c’est que l’on puisse déjà entrevoir une épistemologie et la structure des relations qui existent entre les sujets principaux.
Dans la première partie de mon travail (Cf Introduzione a N. Georgescu-Roegen, Bioeconomia, 2003), la relecture des fondements biologiques du processus économique et de la théorie des systèmes complexes nous fournira d’abord une assise épistémologique commune au projet pour une économie écologiquement et sociologiquement durable.
Dans la deuxième partie j’ai essayé de fournir une représentation analytique de ce que Ivan Illich aurait défini un équilibre multidimensionnel du système socio bioéconomique. Elle comprend un nouveau modèle bioéconomique du comportement du consommateur qui, intégrée avec la théorie de la production de Georgescu-Roegen offre une vision systèmique et multidimensionnelle du processus bioéconomique.
La troisième phase présente une analyse de la dynamique du système socio-bio-économique. Elle permet de mettre en évidence certains circuits potentiellement auto-destructifs propres à l’économie néolibérale et en offre une clé de lecture commune.
Pour conclure nous présenterons des lignes d’interventions possibles qui devraient compenser les effets destructeurs illustrés précédemment. Elles se basent sur les expériences diverses que la société, en s’auto-organisant spontanément, est en train de mettre en acte (économie solidaire, défense de l’environnement, consommation responsable, finance éthique, etc.), mais que l’approche systèmique permet de réinterpréter comme idées germinales dans la création d’une économie autre, écologiquement et sociologiquement durable.


PREMIÈRE PARTIE : EPISTÉMOLOGIE


Cette première partie constitue la tentative de revoir de façon critique l’économie standard selon certains principes fondamentaux qui caractérisent les systèmes complexes. Ces systèmes et en particulier les systèmes biologiques et écologiques présentent certaines caractéristiques formelles sur lesquelles il serait bon de s’arrêter.


A. Entropie


S’il est vrai , comme l’a démontré Georgescu-Roegen, que toute activité économique engendre une irréversible dégradation de matière et d’énergie en quantités croissantes il nous faut en tirer deux conclusions importantes pour l’économie. La première est d’ordre pratique: l’objectif qui sous-tend l’économie moderne, la croissance économique illimitée, s’opposant aux lois fondamentales de la nature, doit être abandonné ou tout au moins radicalement revu. Il est clair désormais que du point de vue thermodynamique, la décroissance est une nécessité La seconde est de nature méthodologique: la représentation pendulaire du processus économique qui fait l’ouverture de tous les manuels d’économie, selon laquelle la demande stimule la production qui elle même fournit les revenus nécessaires pour alimenter une nouvelle demande, dans un processus réversible et à même de se reproduire à l’infini, devra laisser le champ à une représentation circulaire et évolutive dans laquelle le processus économique s’intègre au mieux dans le milieu biophysique qui le soutient. En d’autres mots, le processus économique de production a un coût (en termes de matière/énegie dégradée) et ce coût sera toujours supérieur à zéro. La nature, contrairement à ce que pensaient les économistes classiques, y compris Marx, n’offre rien pour rien

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1) Les systèmes biologiques ne tendent à la maximalisation d’aucune variable


Si nous excluons la variable générale de la survie de l’espèce, nous ne pouvons affirmer que les systèmes biologiques visent la maximalisation d’un but unique auquel les autres variables seraient subordonnées. En général, si la valeur d’une variable est trop élevée ou trop basse elle devient dangereuse pour l’organisme: ainsi trop d’oxigène provoque la combustion des tissus, trop peu en provoque l’asphyxie. Il existe dans le monde biologique des seuils, (qu’ils soient flexibles ou dans certains cas encore indéterminés) , que l’on ne peut franchir. (Vernadskij, 1945).
Ce principe s’oppose fortement aux thèses de la théorie économique dominante pour laquelle les comportements des sujets économiques fondamentaux sont de type maximisant au niveau micro-économique (maximum de profit pour les entreprises et d’utilité pour les consommateurs) ainsi qu’au niveau macro-économique (croissance du revenu et de la production). Le PNB qui comprend dans son calcul toutes sortes d’activités économiques est bien plus une prise de température du système économique qu’une représentation de l’indice du bien-être des individus. Stimuler sans cesse l’augmentation du PNB dans une société hyperindustrialisée revient à provoquer une ultérieure augmentation de température chez un patient déjà fiévreux.


2) Ils ont une pluralité d’objectifs


Dans le monde biologique, en particulier chez les mammifères, ceux-ci présentent un système de valeurs multidimensionnel (Bateson,1976, p.154; Lorenz, 1983).
Cette caractéristique contraste elle aussi avec les axiomes de la théorie économique dominante. Certaines hypothèses spécifiques ont été introduites pour garantir que le bien-être produit par la consommation de n’importe quel bien puisse être ordonné le long du même indice monodimensionnel : l’utilité.
Comme l’a démontré Georgescu-Roegen l'on ne peut utiliser l’axe unidimensionnel pour des séries d’activités différentes, c’est à dire lorsqu’il n’y a pas de possibilité de substitution entre les biens . L’expérience de tous les jours nous l’enseigne: l’accès à l’Internet ne peut être un bon substitut pour la personne qui meurt de soif, de la même manière que la distribution de pain de la part des associations humanitaires ne peut remplacer le besoin de justice et de dignité de l’individu. De nombreuses contributions provenant de diverses disciplines, de la biologie à l’anthropologie, des sciences sociales à la psychologie, toutes nous enseignent que l’authentique bien-être est le résultat de nombreuses dimensions irréductibles entre elles.


3) Les systèmes biologiques présentent une combinaison de comportements de type compétitif et coopératif


Pour l’économiste le monde naturel est un monde caractérisé par la présence de comportements exclusivement compétitifs. Une lecture trompeuse de la théorie darwinienne a construit une représentation de l’univers du vivant dominé exclusivement par la “lutte pour la survie” et cette conception a été étendue aux systèmes socio-économiques (le darwinisme social). Il est intéressant de noter que a contrario la littérature biologique soviétique ait fait état de relations coopératives, symbiotiques entre les espèces, la compétion étant presque nulle et la nature devenant métaphore de la coopération universelle. Je crois que nous devons aller au-delà de ces lectures idéologiques et instrumentales: les biologistes savent désormais que dans les écosystèmes les comportements compétitifs et coopératifs coexistent et sont tous les deux essentiels à la survie de l’espèce.


4) Dans un contexte expansif ce sont les comportements compétitifs qui déterminent le succès et le développement de l’espèce alors que dans des contextes non expansifs (d’équilibre) ce sont les comportements coopératifs qui en déterminent le succès.


Selon Kenneth Boulding les modalités d’interaction au sein des écosystèmes sont essentiellement au nombre de deux: l’une fondamentalement expansive (colonizing mode) l’autre non expansive ou d’équilibre (equilibrium mode). La première est caractérisée par des conditions d’abondance de ressources et de nouveaux espaces. Les organismes se diffusent vers de nouveaux écosystèmes, vers de nouvelles niches à coloniser. Dans la deuxième, vu l’absence de nouveaux territoires libres ou sous-exploités, les organismes s’installent dans une position d’équilibre. La biologie nous donne une leçon fondamentale à savoir qu’il n’y a pas de comportement univoque mais que, bien au contraire, les stratégies qui favorisent le développement de l’espèce s’adapteront aux mutations du contexte environnemental.
Contrairement à ce qu’affirme la théorie libérale, “maximiser” la compétition à travers la concurrence parfaite entre des sujets économiques ne produit pas nécessairement les résultats optimaux. Il est probable que des sujets ou des comportements particulièrement compétitifs soient gagnants dans des contextes expansifs. L’homo sapiens a évolué à travers une perpétuelle conquête et colonisation de nouveaux territoires et cela en compétition avec d’autres espèces. Agressivité et attitudes compétitives sont donc profondément inscrites dans son parcours évolutif. Plus récemment, l’aventure de la modernité (avec sa culture individualiste et compétitive) est née et a évolué dans un contexte expansif caractérisé par la conquête de nouveaux continents (Amérique, Indes, etc.) et de nouveaux espaces intellectuels (sciences, techniques, etc.) Ce n’est pas par hasard enfin que l’esprit économique américain, particulièrement individualiste et compétitif, s’est forgé dans l’expérience de l’expansion vers l’Ouest.
Par contre dans des conditions non expansives , qui sont celles vers lesquelles tend nécessairement l’espèce humaine puisque les écosystèmes terrestres sont presque tous colonisés, ce sont les comportements coopératifs qui donnent les meilleurs résultats.
Cela nous amène à une diverse conception de la pression compétitive dans nos systèmes socio-économiques actuels: un degré trop élevé comme un degré trop faible de compétion seront généralement dangereux pour le système. La nature nous enseigne que rechercher l’efficacité à travers la compétition exaspérée en tant qu’objectif unique de l’activité économique, n’est pas seulement la conséquence d’une conception réductive de l’être humain mais que c’est aussi, comme nous le verrons, une voie vers des comportements destructeurs de l’espèce. De nouvelles formes d’esclavage, la destruction de l’environnement, la diffusion de la corruption financiaire, peuvent représenter des exemples de ces effets desctrucifs (cf. 3e partie).


5) Dans un contexte non expansif, un certain degré de compétition entre espèces différentes favorise le développement des écosystèmes, au contraire la compétition entre des membres d’une même espèce (compétition intraspécifique) nuit généralement et réduit donc la possibilité de survie de l’espèce même.


Pourquoi, dans le long parcours de l’évolution, l’action de la pression compétitive entre les espèces a-t-elle produit une incroyable expansion de la biodiversité alors que dans le contexte économique global, la pression compétitive semble engendrer uniformité et perte de diversité? La réponse à cette question pourrait se résumer dans le fait que dans la nature la compétition se fait principalement entre des espèces différentes alors que dans le système économique global la concurrence se fait entre produits et technologies semblables.
Imaginons un marché oligopolistique mûr, dans lequel on produit un bien homogène, dont la demande est constante ou en déclin. Dans ce marché opèrent certaines grandes entreprises dont le but est de maintenir ou d’étendre ses parts de marché. Nous nous servirons du cas de la société Nike dont tout le monde a désormais entendu parler pour illustrer notre propos. En avril 1998, la multinationale, leader du secteur, a été citée en justice pour avoir caché les résultats d’un rapport présenté par une société de consultation sur les conditions de travail dans les usines qui fabriquaient leurs chaussures. Le rapport disait entre autres que «dans certains ateliers de l’usine Tae Kwang Vina, les travailleurs étaient exposés à des substances cancérigènes dans une proportion 177 fois plus élevée que celle permise par la loi et que 77 % des salariés souffraient de problèmes respiratoires». Il faut se rappeler qu’en Indonésie, où était soumissionnée une bonne partie de la production Nike, les ouvriers travaillent en moyenne 270 heures par mois en échange d’un salaire d’environ 40 dollars (15 centimes de l’heure), qui suffit à peine à couvrir 30% des besoins vitaux d’une famille de quatre personnes. Globalement, le coût du travail dans les usines de chaussures grevait sur le prix du produit fini pour moins de 0,2%.
Qu’est-ce qui pousse donc une multinationale multimilliardaire à écraser le coût du travail à ces niveaux paroxystiques en risquant de compromettre son image si ce n’est la peur ou plutôt l’assurance que si ce n’est pas elle ce seront ses rivales qui le feront? Pourquoi est-elle disposée à payer 20 milions de dollars par an à une star de l’athlétisme qui lui prêtera son image dans les spots publicitaires (cette somme représente un redoublement des salaires pour tous les travailleurs indonésiens) si ce n’est la course vers le maximum de dépenses publicitaires poussée par la compétition positionnelle?
L’effet d’une sélection intraspécifique exaspérée, est donc toujours, à long terme, celui de favoriser les “pires”. Il est évident que dans cette course au rabais celui qui réussira à exploiter plus et mieux les travailleurs, qui réussira à payer moins d’impôts ou à éluder les contrôles sur l’environnement sera favorisé dans la dynamique compétitive. Les cas que l’on pourrait rapporter sont infinis et l’affilage des dynamiques compétitives liées au processus de globalisation offre continuellement de nouveaux exemples.
Au contraire un certain niveau de compétition entre sujets différents, c’est à dire qui utilisent différentes formes d’organisation du travail ou différentes technologies (des entreprises d’économie solidaires par exemple) favorise l’augmentation de la différence donc de la richesse sociale et économique.


6) Les systèmes complexes sont dotés d’un anneau de rétroaction (feedback)


Il s’agit d’un aspect d’une importance fondamentale. Nous avons des systèmes à rétroaction positive ou négative selon que l’effet rétroactif renforce ou atténue l’input originel. L’évolution dans le temps de ces deux typologies, sera, on le sait, diamétralement opposée. Alors que les systèmes à rétroaction positive présentent des caractéristiques explosives, les systèmes dotés d’un anneau de rétroaction négative sont autocorrecteurs. La progression exponentielle de la population ou la spirale de la violence représentent de bons exemples du premier type. Les ststèmes biologiques et écologiques non perturbés représentent des exemples du second type. Il est intéressant de noter que les organisations complexes comme les entreprises, les églises ou les associations écologistes présentent des modalités de comportement analogues. Des variations du milieu extérieur comme par exemple une nouvelle norme écologique ou une innovation technologique provoqueront des modifications dans la structure interne de l’entreprise afin d’assurer cette variable complexe qu’est la “survie de l’organisation”... La science économique traditionnelle ne saisit pas ces anneaux de rétroaction parce qu’elle tend, suivant la mécanique, à expliquer les phénomènes selon des chaînes linéaires basées sur le principe de cause à effet. Inversement saisir la présence de ces anneaux est d’une importance fondamentale pour déterminer les potentielles dérives autodestructrices du système économique et pour comprendre en général les dynamiques évolutives de longue période dans la relation entre système économico-social et biosphère.

 

TROISIEME PARTIE : LA DYNAMIQUE EVOLUTIVE


Le faisan-argus et la spirale des revenus


Je voudrais analyser à présent les possibles transformations évolutives du modèle. L’approche systémique signifie à mon sens, mettre en évidence en premier lieu les relations circulaires qui peuvent mener le système vers une spirale qui s’auto-accroît. Il faut donc saisir les principaux circuits rétroactifs en mesure d’expliquer ce phénomène paradoxal qui fait que l’homme occidental dans sa recherche du bonheur et du bien-être ne trouve en réalité que pauvreté croissante, marginalisation, guerres et différentes formes de malaise social.
Lors de la parade nuptiale les plumes maîtresses du faisan-argus mâle (Argusianus argus) sont dirigées vers la femelle et exhibées dans toute leur majesté, dans la même attitude que celle du paon qui fait la roue. Il a été démontré que le choix du compagnon incombe exclusivement à la femelle voilà pourquoi les possibilités de reproduction du faisan-argus sont étroitement liées à la capacité de stimulation sexuelle et donc à la majesté de sa livrée nuptiale. C’est la raison pour laquelle, les plumes maîtresses de cet oiseau ont subi au cours de son évolution un allongement progressif le menant à une situation paradoxale: il lui est presque impossible aujourd’hui de voler.
Ce cas rapporté par Konrad Lorenz dans Les huit péchés capitaux de notre civilisation est un excellent exemple de rétroaction positive: la compétition entre des membres d’une même espèce (sélection intraspécifique) déclenche un processus exponentiel qui, sans intervention régulatrice, se concluerait par l’extinction de l’espèce.Dans ce cas particulier le circuit régulateur (feedback négatif) est représenté par les prédateurs qui en éliminant les sujets les plus “exhibitionnistes” limitent la croissance continue des plumes maîtresses. Ce cas représente également une splendide métaphore du rôle de la technologie dans le cadre des économies occidentales. Elle présente le même caractère hypertrophique et est le fruit d’un analogue procesus de rétroaction positive.
On pourrait dire que toute la rationalité économique occidentale s’inspire du principe et de la praxis de l’efficacité. L’économie que l’on enseigne dans les universités occidentales découle de cet unique principe fondamental: l’efficacité. Elle pousse les entreprises à minimiser les coûts pour maximiser les profits. Elle permet aux entreprises de gagner la course de la dynamique compétitive, de passer la sélection opérée par les marchés. Ainsi les entreprises plus efficaces réalisent de plus grands profits, ce qui leur permet de réaliser de plus grands investissements. Plus les investissements en technologie seront importants plus ils produiront une nouvelle efficacité. De cette manière le processus circulaire se boucle en déclenchant un feedback positif qui mène à un ultérieur “progrès technologique”. C’est ce qui explique l’hypertrophisme de la mégamachine techno-scientifique dans les sociétés modernes occidentales, qui est encore en croissance continue.
Ce processus auto-croissant de la technologie, (étant donné les systèmes actuels de distribution de la propriété) porte une différentiation grandissante des revenus. En d’autres termes, les riches deviennent toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres (spirale ou fourchette des revenus). L’évidence empirique à ce sujet est robuste. Une seule donnée pour toutes: le revenu annuel des 225 personnes plus riches au monde dépasse la somme des revenus annuels des 47% de la population mondiale (deux milliards 500 millions de personnes).
Pour conclure, la dynamique systémique du progrès technologique mène non seulement à une consistante réduction du bien-être pour les plus pauvres et les exclus mais aussi à la diffusion de l’idée que l’économie capitaliste est profondément injuste. Et puisque la perception d’avoir subi une injustice structurale, plus encore que la pauvreté même, est , à mon sens, source d’infélicité pour tous ceux qui en ont conscience, rechercher la seule efficacité équivaut à augmenter les différentes formes d’exclusion et la progressive diffusion du malaise social global.


Stratégies d’adaptation et réaction


Si les processus décrits plus haut sont de nature auto-génératrice, peut-on se demander pourquoi le système capitaliste qui se base sur ces dynamiques, ne s’est pas encore auto-détruit mais au contraire domine toujours le panorama économique et social global malgré ses mille contradictions?
On sait que les écosystèmes comme les systèmes sociaux possèdent une résilience, une capacité de cumul, autrement dit, les spirales auto-destructrices décrites ont besoin d’un temps que personne ne peut déterminer avant de donner lieu à des catastrophes irréversibles. En outre il est important de remarquer que les processus dont on a parlé donnent déjà lieu dans différents domaines du système économique et social à des phénomènes de réaction, d’auto-organisation spontanée de la société civile, en fait à des chaînes de feeback négatif qui bougent dans la direction opposée par rapport à celles potentiellement explosives décrites plus haut.
Il est juste à mon sens d’esquisser en conclusion certains des processus compensatoires qui pourraient servir de “remèdes” à l’actuelle crise écologique et sociale. Ce qui importe, et c’est là le but de notre contribution, c’est de définir certains critères méthodologiques généraux:


1) il faut atteindre un équilibre multidimensionnel entre les différents systèmes (économique, biologique, social)


2) Les interventions qui compensent les dynamiques auto-croissantes (en respectant l' équilibre multidimensionnel cité au point numéro 1) va dans le bon sens.
Le premier point illustre le sens authentique de la décroissance. La décroissance est nécessaire non seulement pour respecter l’équilibre de la biosphère (les indicateurs à ce propos sont déjà disponibles et concordants, mais aussi pour limiter les dommages sociaux du développement et accroître le bien-vivre (o "bien vivir," E. Mance, 2001).
La décroissance signifie surtout réduction des dimensions des différentes institutions et organisations qui gèrent la production, les multinationales, les organisations financières et en général les dimensions des marchés et des organisations productives. Les écosystèmes ne sont pas indifférents au problème d’échelle. Cela est indispensable pour atténuer les dynamiques de l’aliénation (au nord) et du déracinement (au sud) et pour favoriser la naissance d’une société conviviale, c’est-à-dire respectueuse de l’autonomie personnelle des sujets (Illich, 1974).
La réduction des dimensions des instruments de la méga-machine comportera probablement une perte d’efficacité mais certainement une consistante augmentation du bien-vivre. A ce propos nous ne pouvons éluder la nécessité d’élaborer de nouveaux indicateurs de bien-être, ou mieux de bien-vivre, alternatifs au PNB. Des indicateurs ont été élaborés, en grand nombre, mais il leur manque une solide et commune référence théorique. L’un des objectifs de cette association pourrait être celui de suggérer certains critères de base pour une évaluation du bien-vivre dans une société conviviale. Ils accompliraient une tâche indispensable dans une société de la communication, à savoir celle de restituer le sentiment collectif de la perte de bien-vivre en acte et de proposer des voies possibles. Ces indices doivent à mon sens respecter les critères suivants:

A) le caractère multidimensionnel du concept du bien-vivre et donc le principe de non substitutivité entre les différents besoins;
B) la juste évaluation des seuils au-delà desquels la consommation de biens et de services déterminés nuit à la structure des autres systèmes.


2) Compenser les spirales auto-croissantes
Le premier cercle vicieux que nous avons analysé est celui qui mène, à travers le progrès technologique, de la recherche de l’efficacité à l’augmentation des inégalités économiques et sociales (spiral de revenus). La société civile a depuis toujour mis au point des formes de réaction qui peuvent globalement mitiger les effets de la polarisation de la richesse produite par le développement économique : la formation d’un syndicat influent, un système d’imposition progressive, la présence d’institutions d’assistance et de prévoyance sociales.
Cependant, ces phénomènes de réaction ne doivent pas forcément etre interprétés comme des phénomènes positifs. Le développement d'institutions de gouvernement global, d'une force militaire internationale, ou la croissance d'un syndicat institutionnel dans les pays du sud-est asiatique, par exemples, ne comportent pas le passage automatique vers une société plus conviviale, mais au contraire, ils peuvent, en certains cas, représenter un remède plus grave que le mal. En effet, la deuxième partie nous a fait comprendre comment ces grandes institutions ont besoin, pour maintenir leur structure, d'une part, d'énormes quantités de matière/énergie , et d'autre part, d'un très gros investissement en termes de travail sous des formes non conviviales. Il faudra donc tenir compte à la fois de deux critères: l'équilibre multidimensionel , et la compensation des spirales auto-croissantes.
Par exemple les expériences variées que nous résumons sous le nom d’économie solidaire et durable, expérimentent des solutions économiques qui compensent les cercles vicieux de l'économie standard à travers des formes d'organization de type généralement convivial. L’expérience des réseaux d’économie solidaire, par exemple en Italie la nouvelle-née RES (Réseau d’Economie Solidaire) est particulièrement intéressante. Je pense que l’économie solidaire peut représenter pour le futur, un réel substitut à la consommation de biens traditionnels, elle compense l’angoisse qui est à la base de la manière classique de consommer et permet de s’approcher des conditions d’une économie soutenable et conviviale. La production de biens relationnels comporte en effet une dégradation généralement limitée de matière et d’énergie. En outre la dynamique auto-croissante de la réciprocité, le surplus de bien-vivre qui se génère à travers le partage est le seul procesus qui permet au niveau individuel de contraster les motivations profondes (angoisse, aliénation) qui sont à la base de l’inexorable tendance à l’augmentation de la consommation. Sans une forte motivation et le soutien réciproque du réseau, les initiatives tendant à défendre l’environnement, la consommation critique, la finance éthique, etc, risquent de rester de expressions stériles.
Quant aux phénomènes d’exploitation, la tertiairisation sauvage, le dumping social et environnemental, jusqu’à la diffusion de véritables formes d’économie illégale, nous avons démontré qu’ils sont dus aux dynamiques de la sélection intraspécifique déclenchées par les excès compétitifs de l’économie globale. Il est évident que contre ces comportements déviants, la société civile prévoit depuis toujours des formes de contrôle mais elles ne sont pas efficaces. Dans ce cas également une réflexion plus approfondie s’impose. Elle devrait pouvoir remettre en discussion les caractéristiques optimalisantes associées en particulier aux formes de marché fortement concurrentielles qui caractérisent l’économie globale en proposant une nouvelle manière de considérer les marchés. La perspective bioéconomique illumine différemment la théorie des formes de marché.
Elle démontre que le comportement optimal pour les sujets qui opèrent sur le marché ne vient pas de la maximisation des attitudes compétitives mais plutôt de la présence complémentaire d’attitudes compétitives et coopératives, dans une proportion qui différera selon la morphologie du contexte. Voilà que l’approche bioéconomique appelle le développement d’une morphologie de l’entreprise et du marché, comme la biologie a développé une anatomie (et une anatomie pathologique!) du monde animal et végétal. Cet art taxinomique, descriptif appliqué à l’univers économique est probablement ce que Marshall imaginait quand il parlait de la biologie comme de la Mecque de la science économique. Certes, il a fallu découvrir d’abord les lois de la physique classique avec leur caractère universel, puis les sciences naturelles ont connu elles aussi l’ère de la thermodynamique et de la biologie avec leur bagage d’évolution, diversité, qualité et description.
La première conclusion est que les typologies de marché les plus aptes à maintenir les équilibres écologiques et sociaux ne sont pas celles où la concurrence est poussée au maximum (concurrence parfaite) ni celles où la concurrence est au minimum. (marchés oligopolistiques dominés par les grandes entreprises trans-nationales). En effet les formes de marché intermédiaires permettent d’une part, à des organisation de petites dimensions (donc potentiellement conviviales) de disposer de marges plus amples par rapport aux marchés parfaitement concurrentiels (leur consentant ainsi de correspondre des salaires plus élevés et de recourir à l’outsourcing de façon plus limitée), et d’autre part d'éviter la fourchette des revenus caractéristique des marchés dominés par les grandes entreprises trans-nationales. Ces formes de marché pourraient être stimulées par une différenciation importante du produit, obtenue non pas à travers les instruments publicitaires traditionnels, mais à travers la création d'organisations qualitativement différentes. L’on sait que certaines zones d’Europe et de la Méditerranée en particulier sont déja caractériseées par un type de structure économique fortement diversifiée. Les moyens de pratiquer cette différenciation sont nombreux: Il s'agira, par exemple, d'immaginer et de realiser de nouvelles institutions et organisations productives, petites et conviviales, de nouvelles relations de travail solidaires et participatives, de nouvelles façons de produire écologiquement soutenables, d'offrir des biens ou services “locaux” liés à un territoire déterminé en tant qu’expression d’une certaine culture ou tradition ou, enfin, des produits non standardisés de haut contenu de connaissance/information. Créer, en somme, un monde riche en qualité et diversité qui, comme nous l’enseignent les sciences de la vie, est le seul contexte dans lequel un certain degré de compétition devient véhicule de richesse ultérieure et non la cause de l’aplatissement global et de la destruction réciproque.

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*Université de Modena, Italie, e-mail: pet7407@iperbole.bologna.it

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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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