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Bizz - Hors-Cadre - Interview

Le développement durable ? Impossible !

Pour Vincent Cheynet, ex-fils de pub, la notion de développement durable laisse croire à tort que nous allons pouvoir conserver notre mode de consommation, alors que les ressources de notre planète s'épuisent. Pour éviter le chaos, selon lui, une seule porte de sortie : décider de consommer moins.

Christine Scharff

Le développement durable doit permettre aux générations actuelles de répondre à leurs besoins sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Vous réfutez cette définition ?

La définition est très bonne, mais le concept comme on l'utilise ne correspond absolument pas à cette définition. Le problème, c'est que le terme " développement " est entendu avant tout comme " développement économique ". Mais nous vivons sur une planète où 20% de l'humanité consomme 80% des ressources naturelles. Ces 20% ont adopté un mode de vie tout à fait inacceptable pour la biosphère, qu'il est impossible de généraliser aux 80% restants. Imaginez que la population humaine, ce soit dix personnes qui doivent se partager un gâteau. Deux d'entre elles, les Occidentaux, accaparent huit dixièmes du gâteau. Et ces deux personnes cherchent à mettre la main sur une neuvième part, en disant aux huit autres : " Soyez contents, en mangeant plus, nous ferons plus de miettes, et grâce à ces miettes, vous pourrez manger plus. " C'est un discours inadmissible, moralement indéfendable, mais qui constitue en grande partie le discours du développement durable actuel.

Mais ne peut-on imaginer que le gâteau grossisse ?

Dans une perspective croyante, on peut l'imaginer. Mais en bonne rationalité, nous vivons sur une planète dont les ressources ne sont pas extensibles. Nous devons donc vivre en fonction de ces limites, dans un souci de justice. Toute personne qui consomme plus que sa part va le faire au détriment d'une autre. Les populations dites développées ne peuvent continuer à surconsommer, à piller les ressources naturelles et à asservir économiquement le reste du monde pour assurer leur train de vie ! Si nous voulons que tout le monde mange à sa faim et ait accès au minimum de confort, ceux qui consomment trop doivent réduire leur consommation. Cela veut dire aller à l'encontre de cette notion de développement durable qui n'est plus vue qu'à travers sa dimension économique, et donc accepter de consommer moins et s'engager dans la décroissance soutenable.

A quelles échéances, selon vous, allons-nous manquer de ressources ?

Pour beaucoup de gens, les limites sont déjà dépassées depuis longtemps. Prenez par exemple Haïti, où 90% de la forêt a été coupée, le point de non-retour est dépassé ! Et pour la planète dans son ensemble, les échéances peuvent, sans jouer les Nostradamus, être situées vers le milieu du XXIe siècle. Si nous ne rompons pas radicalement avec l'idéologie de consommation et tous ses corollaires, le cap du milieu de ce siècle risque d'être extrêmement difficile à passer. Mais ce n'est pas le plus important. . .

Qu'est-ce qui est le plus important ?

Nous vivons dans un monde où tout naît, vit et meurt : nos civilisations aussi. Et nous ne pouvons pas vivre que pour le futur : il faut vivre aussi pour l'instant. Ce qui importe, c'est de donner du sens à ce quotidien, et donc de refuser de voir l'humain réduit à sa seule dimension économique. Ce qui importe, c'est de remettre l'humain sur le devant de la scène, avec toutes ses dimensions, politique, culturelle, poétique, philosophique, spirituelle.

Revenons tout de même à l'économique. . . Les ressources naturelles sont limitées : que prônez-vous ? Qu'on arrête de les consommer ? ! ?

Sur la planète, il y a des choses qui sont de l'ordre du capital et d'autres qui sont de l'ordre du revenu. Pour parvenir à une société pérenne, il faudrait vivre de nos revenus, les ressources renouvelables, en les répartissant de manière équitable, sans piller notre capital, constitué des ressources non renouvelables. C'est bien loin de ce que nous vivons actuellement, et avec 7 milliards d'humains sur la planète en 2006, c'est une utopie évidemment ! Mais il faut y tendre.

Dans les années 70, le discours du Club de Rome avait déjà contesté la croissance économique, sur base de constations qui se sont révélées parfois fausses, parfois exagérées. . .

Parce que les échéances se sont avérées un peu plus lointaines. Nous raisonnons à court terme ! Eux fixaient les échéances à dix, vingt ou trente ans, ce sera cinquante ou soixante ans. Mais ces échéances arrivent ! La phase de déclin de la production de pétrole, par exemple, s'annonce entre 2010 et 2030. Il y a un site Internet qui explique bien cela, www.hubbertpeak.com. Et pendant ce temps, la demande de pétrole va continuer à augmenter, ce qui va aboutir à des tensions incroyables. Regardez ce qui se passe au Venezuela ou en Irak. . . L'échéance sera peut-être encore un peu repoussée, mais elle va arriver !

Mais si la production de pétrole diminue, les prix devraient augmenter, ce qui permettra d'exploiter des réserves moins accessibles ou rendra intéressantes d'autres énergies ?

Il y aura des mécanismes de régulation, mais ils n'empêcheront pas une rupture dans l'offre. Parce que nous ne disposons d'aucune véritable solution de remplacement. L'hydrogène ne fait que déplacer le problème : il faut le produire, le stocker, le transporter. Le nucléaire, moralement inacceptable à mes yeux, ne représente que 2% de l'énergie produite dans le monde, et au rythme actuel, nous n'avons des ressources d'uranium que pour 40 ans. Les énergies renouvelables ont un potentiel énergétique, mais sans comparaison aucune avec le pétrole. Prenez les biocarburants, notamment à base de colza : pour faire rouler toutes les voitures françaises au biocarburant, il faudrait cultiver deux ou trois fois la surface de la France ! Nous allons être dans l'impossibilité de maintenir notre train de vie actuel. C'est pour cela que dès aujourd'hui, il faut entamer une décroissance, qui permettra d'anticiper cette baisse du potentiel énergétique. Sinon, nous risquons une régulation par le chaos des économies occidentales, qui reposent entièrement sur le pétrole bon marché. Et la crise de 1929, qui a généré les nationalistes au Japon, Mussolini en Italie ou le régime nazi, a montré à quoi pouvait conduire ce type de scénario.

Mais celui qui voudrait consommer de manière responsable, où trouve-t-il des produits bien étiquetés, garantissant la manière dont cela a été produit ?

C'est comme un publicitaire qui voudrait faire de la pub éthique : la pub, c'est par essence anti-éthique, c'est nécessairement une communication sous le mode de la propagande. L'ouvrage de Dominique Quessada, La société de consommation de soi, explique bien cela. Même chose avec l'automobile : les voitures dites propres, à l'électricité ou à l'hydrogène, finissent par polluer plus que les autres. Pour moi, avant de consommer " responsable ", il faut réduire sa consommation, sortir de la logique de la grande distribution, s'approvisionner localement, cultiver son potager. . . Mais bien sûr, nous vivons dans un cadre, la société, dont on ne peut s'abstraire. Alors nous cherchons des équilibres entre le monde tel que nous le souhaiterions et la réalité économique, en cherchant à mettre les curseurs au bon endroit.

Dans un monde dominé par l'économie, donner un prix aux espèces menacées, aux paysage ou aux ressources n'est-il pas le meilleur moyen de protéger le bien commun ?

Un vieux proverbe dit que quand on a un marteau en tête, on voit tous les problèmes sous forme de clous. J'ai l'impression que nous avons un marteau technique dans la tête, et qu'économistes et scientifiques sont devenus les nouveaux grands-prêtres de notre société occidentale. A chaque problème, nous cherchons une réponse économique ou technique. Et nous nous éloignons d'autant des solutions réelles. Il faut décoloniser notre imaginaire, remettre en cause l'idéologie de la société de consommation et construire de réelles alternatives. Cela veut dire sortir de l'économisme. Ce ne sont pas que des mots, au contraire : cela implique de vivre cela concrètement dans sa vie personnelle.

Quelle décroissance prônez-vous pour éviter une récession ? Une consommation différente, avec des produits de meilleure qualité, plus de services, de la dématérialisation ?

La dématérialisation fait partie du processus de développement et de croissance économique. C'est une des réponses apportées par les économistes classiques, mais elle ne fonctionne pas ! Prenez les ordinateurs, qui devaient nous conduire à la société sans papier : la consommation de papier a décuplé ! Parce qu'avec l'arrivée des ordinateurs, on a voulu un document parfait. C'est donc une fausse réponse. Ce qui importe d'abord, ce n'est pas de changer de type de consommation, mais bien de refuser de voir toutes les réponses réduites au seul champ économique. C'est d'être des humains avant d'être des consommateurs. C'est refuser l'économisme, la consommation comme accomplissement ultime. Les choix de consommation sont importants, mais ce qui domine, ce sont les choix de vie, qui passent aussi par l'engagement politique, par une façon différente de voir le monde.

Mais il est clair que moins puiser dans le capital naturel signifie un autre type de production. Cela va nécessiter plus de bras, cela passe aussi par une relocalisation de la production. Fabriquer des chaussures à l'autre bout de la planète puis les importer, c'est incompatible à moyen terme avec la survie de l'espèce humaine. Acheter une banane de l'autre côté de l'océan, c'est aussi acheter quatre ou cinq fois son poids en pétrole pour la déplacer. La décroissance soutenable, c'est s'adapter au territoire sur lequel on vit, produire, travailler, consommer beaucoup plus localement.

Mais cette décroissance, qui en veut ? D'accord pour s'insurger contre la guerre en Irak, mais de là à renoncer à sa voiture. . .

Il faut rompre tous les petits barreaux qu'on a autour de la tête, qui ont été construits par notre idéologie de la consommation. La décroissance, cela ne veut pas dire la récession. C'est privilégier des valeurs non matérielles, c'est avoir un nouvel ami plutôt qu'une nouvelle voiture. L'idéologie de la consommation dit que vous êtes heureux si vous consommez. Mais il importe d'avoir un regard politique et philosophique ! Nous pouvons changer radicalement notre manière de voir le monde. Quand je choisis de ne posséder ni voiture ni télé, je m'inscris contre cette idéologie de consommation. En tant qu'individu, il faut se réaccaparer le pouvoir. Individuellement, il est possible de diviser sa consommation par huit ! Moi, je consomme 15 KWh par mois.

Nous sommes maintenus dans l'illusion que ce sont les politiques qui font tourner le monde. Mais croyez-vous que la révolution française soit née comme cela, d'un coup de baguette magique, et qu'elle ait transformé la société en l'espace de dix ans ? Si cette révolution a eu lieu, c'est parce qu'il y a eu auparavant les philosophes des lumières, dont les idées ont fait tache d'huile dans la société française. Je suis très loin de me comparer à Rousseau, mais je trouve important de réfléchir et de vivre concrètement les transformations. Les hommes politiques ne font que représenter la société à un moment T. Ce qui mène cette société, c'est l'ensemble des choix individuels, qui se traduisent dans le système. La démocratie est ce que les hommes en font ! En France, 1% des gens seulement possèdent une carte de parti. Les effets pervers du système sont importants. Que les gens s'engagent ! Je suis un libéral au sens philosophique du terme. Je n'ai pas envie de politiques d'états autoritaires, qui dictent leurs choix de vie aux individus ! Et une société libre, c'est aussi une société où les individus prennent leurs responsabilités en tant qu'individus.

Il y a suffisamment de monde pour jouer les conciliateurs. Le rôle d'une association comme Casseurs de pub est de susciter un changement par le bas. Si demain j'étais élu, il faudrait que je sois Staline et Mussolini réunis pour appliquer mes vues &endash; et encore, je ne suis même pas sûr que j'y parviendrais. Le problème, c'est que ce point de vue de la rébellion, salutaire, libérateur, n'est plus tenu. Si les gens qui sont rebelles se rapprochent du statu quo, tout l'équilibre du système qui est en danger. Il faut pouvoir être radical sans tomber dans l'extrémisme.


Défendez votre environnement. . . mental !

" Il y a des tas de pollutions qui sont très visibles : on a vu les boulettes de pétrole arriver sur les plages, on voit les dégâts environnementaux qui sont faits par l'automobile, ce sont des pollutions très tangibles. Mais la pire des pollutions, c'est la pollution intellectuelle : on formatise, on normalise les gens, en développant une idéologie &endash; qui passe aujourd'hui très largement par la télévision. C'est une pollution invisible, sournoise et qui est de loin à mon avis la plus dangereuse. Beaucoup suffoquent face à cette idéologie qui tend à réduire l'humain à un consommateur. Personnellement, je suis trop orgueilleux pour voir ma vie réduite à la consommation ! Nous aspirons tous à autre chose. "

 

La leçon de l'île de Pâques.

" L'histoire de l'île de Pâques illustre bien ce qui arrive lorsqu'on surconsomme ses ressources. Sur cette île, vivait une population isolée, qui n'avait pas les moyens de rejoindre une autre terre. A une époque, la population s'est mise à croître et à construire des statues, qui pourraient être nos buildings actuels. Pour ce faire, ils ont rasé leurs forêts et ont pillé leur capital naturel. A un moment, ils ne leur restait qu'à se faire la guerre, parce qu'ils étaient plus de 10.000 sur un espace où il n'y avait plus aucun arbre et presque pas de ressources. Quand ils ont été découverts par les navigateurs occidentaux, ils n'étaient plus que 2.000. C'est un peu ce qui nous pend au nez à l'échelle planétaire. "

Les French doctors contre les armes.

" Regardez ce qui se passe en matière d'armement. La France est le troisième exportateur d'armes au monde et alimente énormément de conflits. Mais elle est connue pour ses French doctors : après les armes, elle envoie les sparadras &endash; dont bien sûr, le budget est infinitésimal comparé à celui du commerce de l'armement. Mais ce sont les French doctors qui passent à la télé. Et donc, la population peut se complaire dans l'idée qu'elle soutient la planète à bout de bras grâce à ses actions humanitaires, alors qu'en fait, son mode de vie est à l'origine d'une destruction massive des ressources. Les hommes politiques américains, qui sont souvent très cyniques et donc moins hypocrites que les Européens, l'expriment plus clairement. Ronald Reagan expliquait que pour maintenir le mode de vie américain, les Etats-Unis devaient être capables de soutenir deux conflits et demi en même temps. C'est dire la prédation qu'impose le niveau de vie des occidentaux ! "

 

De la brioche pour ceux qui ont faim.

" Nous faisons partie de la société de la sur-consommation. Environ 80% des humains vivent sans automobile, sans réfrigérateur ou sans téléphone. Seuls 6% des gens ont déjà pris l'avion. Nous devons nous extraire de notre cadre de privilégiés pour raisonner à l'échelle de l'humanité. Sinon, nous pensons comme Marie-Antoinette à la veille de la Révolution française, qui ne pouvait se déplacer sans chaise à porteur et proposait de la brioche à ceux qui n'avaient pas de pain. "

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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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