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Pour en finir avec l’altermonde

Editorial de La Décroissance n°32 – juin 2006

 

Ne nous leurrons pas, malgré les quelques échos qu’il rencontre, le mouvement pour la décroissance demeure ultra-minoritaire. La faiblesse de son audience est inversement proportionnelle à l’enjeu que représente la décroissance pour notre monde. Notre société a de plus en plus de mal à se fixer des limites symboliques ; elle est en train de les trouver dans le monde réel. Mais on ne se fait pas rattraper par la réalité sans dommages et la déplétion des hydrocarbures, accompagnée de l’entrée dans « l’ère du pétrole cher », risque d’être la porte ouverte à tous les délires. Même à l’intérieur du mouvement pour la décroissance, nous ne sommes pas épargnés par ces risques. Nous devons être attentifs tant nous cheminons sur le fil du rasoir.

Bien que dérangeant, le message de la simplicité volontaire est compréhensible pour une partie de nos contemporains, car il demeure dans une logique individuelle. Néanmoins, cette logique peut vite se changer en un accompagnement, voire en une légitimation de l’ultralibéralisme. Ses apôtres y trouveront la preuve que ce système laisse à chacun la liberté de vivre comme il l’entend. Songeons par exemple à l’importance de la communauté Amish aux États-Unis : environ 250 000 personnes vivent sans automobile, téléviseur ni téléphone portable. Cette communauté protestante ne semble pourtant pas avoir contrarié l’expansion du modèle de consommation de ce pays.

Si la simplicité volontaire est une démarche personnelle, la décroissance est l’articulation collective et politique de cette simplicité volontaire. Elle réclame de comprendre tout ce qui permet à une société de fonctionner démocratiquement au-delà de trente personnes : la délégation, la représentation, l’abandon partiel de sa souveraineté individuelle au profit d’un ensemble, la loi, l’État, les partis politiques, les institutions, les élections, l’impôt… Des notions en rupture radicale avec l’idéologie dans laquelle nous baignons – et que bien des militants refusent comme synonyme d’oppression. Le masque de « l’esprit libertaire » est alors employé, en contradiction avec son contenu historique, pour défendre un individualisme forcené et une incapacité profonde à penser le collectif. L’ultra-libéralisme a engendré de véritables enfants soldats, non seulement dans les multinationales, mais aussi jusqu’au cœur de sa contestation. Toute personne invoquant la règle comme condition du collectif est aussitôt dénoncée comme liberticide. Toute tentative de se doter d’outils démocratiques pour instituer un véritable rapport de force est aussitôt combattue avec tous les moyens du terrorisme intellectuel. Il faut avoir grandi dans un cocon pour percevoir de manière angélique une société sans loi.

La représentativité, par exemple, est consubstantielle à la démocratie hors d’une tribu. La démocratie participative et la démocratie directe intégrale sont incapables de dépasser l’organisation sociale du « clan ». Le refus de la représentativité rencontre naturellement l’adhésion immédiate de toute une frange de l’extrême droite qui y voit, très logiquement, l’obligation pour chacun au repli sur soi et la récusation de l’universalité de l’Homme.

Nous devons largement réapprendre à penser le politique, c’est-à-dire comprendre que nous n’existons pas tout seul, que nous appartenons aussi à un corps social et à une humanité dont nous devons nous sentir solidaires. Cette appréhension exclut la tentation mortelle de penser la décroissance comme une contre-société, une contre-idéologie face à la société et à l’idéologie de croissance. Même si cela est exprimé le plus souvent de manière inconsciente, la décroissance est alors comprise comme un contre-modèle positif face à une société considérée comme entièrement négative. La décroissance est alors réduite à son slogan : une alter-société, avec son alter-éducation, son alter-médecine, son alter-humour… Un monde idéal à venir, comme autrefois on a cru aux lendemains qui chantent et plus anciennement encore au monde parfait des Cathares.

Rien ne serait pire que cette décroissance comprise comme l’établissement d’une telle « contre-société ». Masquée par un discours altruiste, elle engendrerait alors un monstre, comme hier le marxisme a engendré le bolchevisme. Bien au contraire, l’objectif de la décroissance est d’apporter du dissensus face au discours unilatéral de la croissance, donc de repolitiser un débat marqué par la pensée unique. La décroissance est un contre-pied symbolique. Non, nous ne rêvons pas du paradis sur terre, nous ne rêvons pas à un homme « nouveau » qui ferait table rase de ses tares et du passé, nous ne rêvons pas à un « autre monde ». Ce serait pour nous un cauchemar. Nous rejetons cette utopie qui est une des matrices du totalitarisme. Nos contradicteurs sont trop heureux de nous demander d’aller jouer dans l’altermonde !
C’est ce monde-ci, c’est notre République, notre démocratie, que nous voulons transformer, en tentant déjà d’être à la hauteur de ce que nous ont légué nos Anciens – ce qui dans le contexte de régression actuelle n’est déjà pas un mince défi. Quand les autres fuient la politique en se déresponsabilisant sur une science pervertie en religion, quand d’autres rejettent en bloc notre société, nous voulons parler politique, c’est-à-dire partage et sobriété. Jamais nous ne crierons « Vive la crise ! » Si elle peut parfois apporter du bon, elle conduit à coup sûr au pire.

Pour comprendre la crise humaine, sociale et environnementale de notre société, la tentation est grande de partir à la recherche d’un « péché originel ». Certains le voient dans le christianisme, les Lumières ou la Révolution. À l’inverse, nous nous voulons les héritiers de la sagesse grecque qui prônait la pondération et la lutte contre la démesure, les héritiers du judaïsme qui posait la loi comme limite et condition de la civilisation, les héritiers du christianisme qui prêchait le souci du plus faible, le combat contre la richesse et le refus de la violence. Nous nous voulons les héritiers des Lumières, car nous sommes rationalistes en rappelant les limites physiques de la Terre et nous sommes humanistes quand, à leur suite, nous affirmons l’universalité et la spécificité du genre humain. Nous sommes les héritiers de la Révolution car pour nous chaque homme est libre et tous sont égaux en droit, car nous refusons tout représentant de droit divin. Nous en sommes encore héritiers car nous voulons séparer les pouvoirs politique et spirituel, et nous sommes épris de liberté et de démocratie. Nous sommes les héritiers de la Commune, car nous désirons ardemment la justice sociale et refusons la société de classes. Nous sommes les héritiers de la Résistance car nous repoussons les sectarismes et voulons nous enrichir de la diversité de nos convictions, tout en refusant les discours antidémocratiques et antihumanistes. Héritiers de la Résistance encore, car nous réclamons par exemple l’application des ordonnances de 1944 sur la presse afin de la protéger et d’en chasser les industriels et les marchands d’armes. Héritiers de la Résistance surtout parce que nous sommes debout face à ce que l’on nous présente comme un phénomène inéluctable.

Bien sûr, tous ces mouvements ont eu des tares et des faiblesses, et même leurs horreurs, comme tout ce qui est humain. Il est fondamental de les comprendre et de les analyser pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Mais à vouloir réduire ces mouvements à la somme de leurs défauts, nous serions réduits à chercher un homme nouveau, pur, tout-puissant et à faire table rase du passé. Bien au contraire, nous nous savons humains, donc faibles. C’est notre force. Nous ne partageons en rien la folie de toute-puissance de notre époque ; nous savons que nous ne pourrons jamais nous autosuffire. La décroissance revendique la filiation, elle refuse le cauchemar de la société nouvelle promise par les fascismes, totalitarismes, théocraties ou par la société marchande. Nous ne voulons pas réduire la décroissance à une crise adolescentrique mais exprimer une révolte raisonnée et constructive.

Aucun de ces mouvements n’a intrinsèquement la responsabilité de la société de consommation. Nos problèmes actuels sont nés lorsque les moyens ont été mis au-dessus d’un système de valeurs. C’est ainsi que la consommation, l’argent, la science, la technique, l’image ne sont plus d’importants serviteurs mais des finalités. C’est ainsi que la Liberté, l’Égalité, la Fraternité sont instrumentalisées par la propagande marchande pour nous faire consommer sans cesse plus dans l’objectif de nourrir une croissance matérielle élevée au rang de religion.
Bien au-delà de l’importante lutte pour la préservation de la nature, notre combat premier est bien celui d’une certaine idée de l’humain que nous voulons porter, et ceci jusqu’au bout.

Vincent Cheynet

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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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