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Cap sur la décroissance
paru dans "Manière de Voir" n° 83

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Alors que 20 % de la population mondiale utilisent 80% des ressources de la planète, la surconsommation des uns engendre la sous-consommation des autres. Il devient urgent d’imaginer des sociétés tournées vers la décroissance, qui optent pour la qualité et non pour la quantité.

AVEC LA CRISE du pétrole, et celle de l’eau, la croyance occidentale en un monde à la croissance et au développement économique sans limites constitue une terrible régression humaine et sociale. La crise environnementale qui en découle n’en est que la résultante matérielle.

Il faut se rappeler que, dans notre monde aux res sources limitées, 20 % de la population mon diale celle des pays riches utilisent 80% des ressources naturelles de la planète. Ainsi, toute sur-consommation des uns se fait au détriment des autres, et d’abord aux dépens des plus faibles.

Bien sûr, cela ne signifie pas qu’à l’intérieur des pays surconsommateurs il n’y ait pas des personnes en situation de sous-consommation. Et, a contrario, on sait qu’il existe toute une frange de la population des pays pauvres qui a déjà rejoint le mode de vie des sociétés de consommation.

Reste que l’idéologie de la croissance n’est pas seulement dangereuse pour la planète : elle constitue un extraordinaire phénomène de régression collective. Certes, le rejet de la société de, consommation ou du technoscientisme n’est pas un rejet de la consommation ou de la science en tant que telles, mais le refus d’une société qui vit dans l’inversion des valeurs.

La consommation est vue comme une fin en soi et non plus comme un moyen. La science ne repose plus sur le doute, mais est devenue une croyance. Nous vivons dans la profanation continuelle du sacré, c’est-à-dire des valeurs telles que le partage, la tolérance ou l’amitié, et dans la sacralisation du profane : la technique, la consommation ou l’argent.

Nous croyons être sortis des systèmes religieux, mais nous transférons inconsciem ment le sacré vers le profane. Nous sommes dans des sociétés de religiosité inconsciente.

Ainsi, les solutions promues par les gouvernants tiennent de la croyance absolue en la toute-puissance de la technoscience pour nous délivrer de l’apocalypse écologique. Par exemple, l’avènement du moteur à eau qui défie les lois physiques est attendu. Le réacteur à fusion nucléaire ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor), rêve prométhéen de créer un soleil sur Terre, est loué par l’ensemble de la classe politique.

Autrement dit, à une problématique fondamentalement politique, culturelle, philosophique et spirituelle, nous n’avons de cesse d’apporter des réponses techniques. Et cette fuite en avant, caractéristique de la croissance, ne fait qu’aggraver la situation. Quant aux maquillages éthiques ou « verts », valorisés par notre système de communication, ils finissent inéluctablement par devenir la meilleure garantie de durée du système en lui épargnant toute remise en cause réelle.

En resituant clairement la solution technoscientifique comme secondaire, la « décroissance soutenable », elle, pose la question éminemment politique du partage et de la sobriété. Elle rouvre le champ de pensée.

CE CONCEPT oblige à sortir d’un système de pensée binaire, véhiculé par la télévision. La construction d’une réflexion complexe et nuancée exige du temps. Par exemple, les systèmes d’équilibre avec trois pôles deux points opposés et un point d’équilibre, les systèmes d’échelle des valeurs aptes à faire apprécier ce qui est le plus important, ce qui l’est moins, sans que le premier s’oppose au second, ne s’accordent pas avec le formatage de la pensée par la télévision et les médias de rapidité.

C’est particulièrement criant avec la décroissance. Dans son sens biblique, le pauvre était l’homme sobre, sa capacité d’autolimitation le grandissait. Désormais nous ne voyons plus que la pauvreté entendue comme misère, s’opposant à la richesse.

Si nous nous extrayons de cette horreur binaire, nous comprenons que c’est la richesse qui produit la misère, que toutes deux sont liées et à combattre. L'évolution ne se situe pas dans la fuite vers la richesse afin de combattre la misère, mais dans une recherche d’équilibre, et dans la relativisation du matériel.

Mot-obus, la décroissance participe au réapprentissage de notre capacité à dire « non » et à la compréhension que le contre-pouvoir n’est pas en dehors, mais bien en plein cœur de la démocratie, une de ses composantes principales. C’est sans doute pour cela qu’elle rencontre un fort écho chez les jeunes (1).

La décroissance n’est pas l’inverse de la croissance.

Elle peut être vue comme un régime alimentaire, à l’échelle d’une communauté. L’objectif n’est pas de finir rachitique, bien sûr, mais de retrouver la ligne. C’est « maigrir pour embellir », pour pouvoir vivre bien et rétablir l’espérance de préparer un avenir viable et surtout désirable. Maigrir, dans ce sens, signifie aussi se « désencombrer » intellectuellement de l’idéologie de croissance et de ses systèmes de défense. « Décoloniser son imaginaire », comme le dit Serge Latouche.

L’AUTOMOBILE, LE TÉLÉPHONE portable, l’avion ou encore la télévision paraissent pour la majeure partie des personnes des objets indispensables. Ils nous semblent souvent aussi naturels que les arbres. Or cette société des objets est un phénomène marginal tant dans le temps que dans l’espace, et l’automobile, par exemple, ne s’est généralisée que depuis cinquante ans dans les pays riches.

Pourtant, ce mode de vie marginal exerce une pression insoutenable sur la planète. Non seulement il conduit à épuiser les ressources naturelles et à polluer notre environnement, mais, en plus, il exige de mettre en quasi-esclavage économique les habitants du reste du monde. Toutes les sociétés qui se sont laissé happer dans cette impasse sans réagir à temps se sont effondrées en détruisant leur environnement (2).

Malgré l’urgence de la situation, les partisans de la décroissance n’ont pas de « système clés en main » et ne souhaitent pas en concevoir.

Néanmoins, de multiples propositions existent, comme la création d’un RMA (revenu maximum acceptable), qui pourrait être par exemple de trois fois le SMIC, le développement d’une agriculture écologique, la « relocalisation » de l’économie, c’est-à-dire la décision de produire et de consommer localement, pour limiter les pollutions dues aux transports mais surtout pour redonner du sens social et culturel à la production.

Le renforcement des taxes douanières pourrait être instauré afin de réduire les flux de marchandises tant à l’importation qu’à l’exportation, et la hausse progressive des taxes sur les carburants serait indispensable pour tendre vers cet objectif.

On peut aussi citer la désindustrialisation au profit d’une économie fondée sur de petites entités de production, la sortie progressive du tout-automobile et du mode de vie qui lui est lié (en anticipant les conséquences sociales de la fermeture des entreprises industrielles qui participent à sa production), le démantèlement du nucléaire civil et militaire, un nouvel aménagement du territoire excluant les mégalopoles et répartissant de manière équilibrée la population sur l’ensemble du territoire, etc.

Plus largement, nous pouvons imaginer nous diriger vers un modèle économique s’articulant sur trois niveaux. Le premier serait constitué par une économie de micro-marché évitant tout phénomène de concentration (ce serait la fin du système de franchise ou de la grande distribution). Une « économie des marchés » contre « l’économie de marché ».

Tout paysan, commerçant ou artisan serait propriétaire de son outil de travail, et ne pourrait pas posséder davantage. Il serait nécessairement le seul décideur de son activité, en relation avec sa clientèle, les entreprises plus importantes exigeant un modèle de gestion coopérative.

Le deuxième niveau comprendrait la production de biens et d’équipements indispensables nécessitant des investissements lourds, et pourrait avoir des capitaux mixtes privés et publics, contrôlés par le politique. Enfin, troisième niveau, les services publics de base, non privatisables : accès à l’eau, à l’énergie, à l’éducation et la culture, aux transports en commun, à la santé, à la sécurité des personnes.

Cet horizon utopique impose de sortir de l’idéologie d’un monde sans limites. Réhabiliter la nécessité de la loi comme celle d’un principe structurant fixant les limites et permettant à la démocratie de s’imposer face à la dictature de l’argent est une première étape incontournable.

Cette recherche d’autolimitation collective s’oppose radicalement au modèle ultralibéral, qui cherche à transformer la loi en simple contrat économique dont la finalité est de pousser à l’excès.

LIBÉRER LES MÉDIAS DOMINANTS de la tutelle des multinationales est une priorité. Il est évident qu’une société de décroissance n’émergera pas au travers du système médiatique actuel, qui ressemble davantage à un système de « crétinisation » qu’à un moyen d’information et de développement de l’esprit critique.

Une articulation entre les choix individuels et une construction collective, dans le cadre d’une démarche politique, se révèle indispensable.

Faute de cela, nous en resterions à des démarches individuelles volontaristes, certes honorables, mais qui ne dérangeront pas fondamentalement le rouleau compresseur de la société de consommation. Les chantiers de la décroissance, multiformes, sont ouverts.

Notes (1) Plus de mille personnes, dont une très large majorité de jeunes, ont participé à la marche pour la décroissance, du 6 juin au 3 juillet 2005. (2) Lire Franz J. Broswinner, Ecocide. Une brève his toire de l’extinction en masse des espèces, Parangon, Lyon, 2004.

Vincent Cheynet (rédacteur en chef du journal La Décroissance)

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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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