Dans une analyse écrite « pour Le Monde » le 26 septembre 2006, l’économiste Jean-Paul Fitoussi révèle une étonnante découverte à ses collègues : « L'économie n'est pas un univers clos, autonome, régi par des lois indépendantes du droit, de la morale, de la politique ou du social. » L’économiste continue en nous livrant une surprenante leçon de physique et d’économie pour ce journal néolibéral : « La particularité de cet échange est qu'il n'est pas régi par les lois intemporelles de la mécanique mais par celles de la thermodynamique et notamment la loi d'entropie. Née d'un mémoire de Sadi Carnot (1824), la thermodynamique établit que, dans l'univers, la quantité d'énergie libre (susceptible d'être transformée en travail mécanique) diminue avec le temps. Il s'agit donc d'une loi temporelle d'évolution qui nous renvoie à la finitude du monde, tout en laissant dans l'indétermination le moment où surviendrait "la mort de la chaleur", comme le disaient les premières formulations de la théorie. Sous l'impulsion de Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) - dont les travaux sur les relations entre les processus économiques et la physique furent pionniers - de nombreux chercheurs tentèrent sans grand succès de formuler une théorie "entropique" de l'économie et de la société, en particulier au cours des années 1970.
L'important est de comprendre que le processus économique, à l'impossible autonomie, produit du fait de ses multiples interactions avec la nature des conséquences irréversibles. Nous puisons dans des stocks de ressources naturelles non renouvelables (pétrole, matières premières, etc.) et dégradons ou modifions qualitativement les fonds environnementaux en leur imposant un rythme d'exploitation supérieur à leur capacité de régénérescence (terres agricoles, eau, ressources maritimes, etc.).
La loi d'entropie nous rappelle qu'il existe une flèche de temps et que nous laisserons ainsi aux générations futures un patrimoine naturel moindre et sans doute moins adapté à leurs besoins que celui dont nous avons hérité. Plus encore, le fait que l'exploitation des stocks de ressources épuisables libère la "vitesse" économique (la croissance) du rythme écologique contribue à la dégradation des fonds, notamment la biosphère, et peut susciter des changements irréversibles dans l'évolution des climats. »
Diantre, l’économie reposerait-elle les pieds sur terre après 200 ans de fonctionnement « hors-sol » ? Ne nous réjouissons pas trop vite, la suite est ubuesque.
« La décroissance ou même la stagnation ne sont pas davantage une solution au sein des pays développés, pour une raison similaire : elles impliqueraient soit que l'on s'accommode des inégalités existantes, soit au contraire que l'on impose un régime de redistribution tendant à l'équirépartition des ressources - un cynisme insoutenable d'un côté, une utopie totalitaire de l'autre. »
Pour l’économiste, l’idée de partage équitable est donc « une utopie totalitaire » ! Impossible de revenir sur le fait que 20 % des habitants de la planète – les pays riches – s’accaparent plus de 80 % des ressources naturelles. Impossible de remettre en cause une croissance et un développement économique sans limites sous peine d'être un dangereux « utopiste totalistaire ». Une solution unique s’offre donc à l’humanité : la fuite dans le délire technologique : « Mais, pour notre bonne fortune, la loi d'entropie n'est pas la seule flèche de temps qui gouverne notre évolution ; il en est une seconde moins tangible mais tout aussi déterminante : l'augmentation des connaissances. […] On peut ainsi décider d'une croissance aussi forte que l'on veut (donc d'un prélèvement sur les stocks de ressources) à condition de disposer d'un niveau de connaissances suffisant pour assurer la pérennité du système. La seule issue au problème de la finitude de notre monde est de tenter de maintenir grandes ouvertes les lames des ciseaux en investissant dans l'éducation et la recherche… ». L’économiste plaide donc pour « la consolidation de son avance [de la France] dans le nucléaire. » Cet abandon et cette déresponsabilisation de la question du politique – le partage et la sobriété – sur la technoscience conduirait même à pouvoir accélérer la croissance : « …la solution du problème écologique pourrait tout aussi bien être un accélérateur de croissance. »
Jean-Paul Fitoussi en appelle pour valider sa thèse au pauvre Nicholas Georgescu-Roegen en faisant une lecture à contre-sens de l'œuvre du mathématicien américano-roumain qui a dû se retourner dans sa tombe. Quand Le Monde évoque le théoricien de la décroissance, c’est pour enjoindre d’accélérer la croissance ! Est-ce vraiment mieux que les insultes auxquelles ont eu droit les objecteurs de croissance dernièrement dans ce quotidien ?
Pour l’IEESDS, Vincent Cheynet
PS. : Il semble après expérience sans espérance de demander une quelconque réponse à ce quotidien qui s’apparente aujourd’hui davantage à un tract militant néolibéral qu’à un journal sérieux.
L'environnement de l'économie, par Jean-Paul Fitoussi, Le
Monde, 27-9-2006
Jacques Grinevald est docteur ès philosophie et lic. en sciences politiques à l'Institut universitaire d'études du développement de Genève (IUED). C’est un disciple est ami de Nicholas Georgescu-Georgescu. Jacques Grinevald a traduit et préfacé son livre en Français La Décroissance : entropie-écologie-économie. Il a aussi contribué aux travaux du mathématicien américano-roumain.
Je viens seulement de lire le texte de Jean-Paul Fitoussi - c'est proprement scandaleux d'évoquer le nom et l'oeuvre de Nicholas Georgescu Georgescu, surtout de sa part, parce qu'il a bien connu Nicholas Georgescu Georgescu à l'Université de Strasbourg, vers la fin des années 1970, pour nous sortir sa salade pro-croissance et pro-compétition internationale par un pseudo-principe d'irréversibilité du progrès scientifique et technique, comme si Nicholas Georgescu Georgescu n'avait rien dit sur ce mythe de la néguentropie de l'information vs. la loi de l'entropie croissante des ressources minérales accessibles de ce monde fini qu'est la planète Terre.
Il n'y a pas deux irréversibilités du temps, mais une seule ! Il faut avoir bu pour voir double ! Non seulement l'éducation et la recherche n'inversent pas l'entropie croissance des ressources naturelles de la lithosphère, mais l'accélère. Hélas, Jean-Paul Fitoussi caricature Nicholas Georgescu-Georgescu, car sa révolution bioéconomique ne relie pas seulement le(s) processus économique(s) et la physique, mais tout d'abord l'économie humaine et la biologie, science naturelle qui inclut l'homme et dans laquelle s'applique les principes de la chimie et de la physique, et notamment de la thermodynamique (qui relie la chimie, la physique et toutes les sciences de la nature). Jean-Paul Fitoussi ne parle que de l'énergie (c'est pourquoi il ne voit pas la bioéconomie de Nicholas Georgescu Georgescu), et, de plus, il ne voit pas que la loi de l'entropie ne s'applique pas seulement aux ressources à l'entrée du « métabolisme » du processus économique, mais aussi à la sortie, altérant la qualité de l'environnement.
L'utilisation des hydrocarbures (charbon, pétrole, gaz naturel) ne nous donne pas seulement de l'énergie utile pour faire tourner les moteurs, mais aussi des matières premières pour l'industrie chimique (qui a transformé l'agriculture et toute l'existence des gens dans « la société de consommation »), elle produit aussi la pollution de l'air, de l'eau, des sols, et donne des émissions de gaz carbonique gigantesques qui dépasses la capacité d'absorption de la Biosphère de l'Holocène, de sorte qu'une partie du CO2 s'accumule dans l'atmosphère, renforçant l'effet de serre, forçant le réchauffement globalement de la surface de la Terre à une vitesse qui dépasse les cycles naturels du système climatique de la planète, comme le démontrent désormais les résultats spectaculaires de la paléoclimatologie de l'Antarctique (cf. le programme européen EPICA et les cycles glaciaires - interglaciaires sur plus de 600.000 ans). Nous sommes aujourd'hui dans une dérive anthropogénique du cycle du carbone et de l'effet de serre sans précédent dans l'histoire de l'espèce humaine sur cette Terre, ce que Paul Crutzen, le co-prix Nobel de chimie 1995, a proposé d'appeler l'Anthropocène, et qui correspond assez bien à ce que j'appelle la révolution thermo-industrielle.
Si on lit bien l'article de Fitoussi, on voit qu'il reprend l'argument de Robert Solow et de l'économie de l'environnement, à savoir qu'on peut avoir « une croissance aussi forte que l'on veut » pourvu qu'on augmente le capital immatériel (connaissances, c'est-à-dire science, technologie, management, organisation du travail, institutions...) « pour assurer la pérennité du système ». C'est en effet la définition du è développement durable » que donne la science économique dominante, qui se moque de l'aspect biogéochimique de notre existence humaine, comme si nous étions des anges et non pas une espèce zoologique singulière, avec ses instruments exosomatiques ! Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce texte de Jean-Paul Fitoussi, mais le mieux est sans doute de dire aux gens de lire eux-mêmes les arguments de Nicholas Georgescu Georgescu, soit dans ses travaux en anglais (traduits en italien, en espagnol, en japonais, en roumain...), soit dans l'édition française, La Décroissance : entropie-écologie-économie, à nouveau dsiponible en libraire (Paris, Sang de la terre/Editons Elébore, 2006). L'édition de 1995 se trouve aussi facilement en ligne sur le Web.
J’ajoute qu’au colloque international sur « L'héritage scientifique de Nicholas Georgescu-Roegen », à la Faculté des sciences économiques et sociales et Bureau d'économie théorique et appliquée de l'Université Louis-Pasteur, à Strasbourg, en novembre 1998, Jean-Paul Fitoussi, assis à côté de moi, déclara publiquement que ce que Nicholas Georgescu-Roegen avait écrit sur l'entropie, « c'est du roman » (sic). J'ai vigoureusement protesté. Le débat s'est vivement animé. Jean Arrous (qui se plaira à citer l'éminent Nicholas Georgescu-Roegen dans son livre de poche sur Les Théories de la croissance, Seuil, 1999 !) abonda dans le sens de son collègue Jean-Paul Fitoussi Fitoussi et s'emporta contre moi et ma relation affective envers Nicholas Georgescu Georgescu - puis, plus tard, il s'excusa d'avoir été si nerveux et si émotif. Personnellement, ce moment de vérité me fut très utile. L'hérésie de Nicholas Georgescu Georgescu est si bouleversante pour un économiste que sa réaction est tout d'abord émotionnelle et passionnelle. Il en va généralement ainsi avec les idées subversives qui créent la crise dans la communauté intellectuelle des gens directement concernés. L'histoire culturelle des révolutions scientifiques fourmille d'exemples, depuis l'affaire Galilée, à laquelle j'ai spontanément comparé l'affaire Georgescu-Roegen, à l'occasion du grand colloque de 1974 - Sadi Carnot et l'essor de la thermodynamique (Editons du CNRS, 1976) - à l'Ecole Polytechnique, où j'ai assisté à la manière dont les économistes français traitaient et recevaient le message hétérodoxe de Georgescu-Roegen, à qui on avait seulement donné droit à un « commentaire », tandis que l'Introduction sur le thème « Thermodynamique et Economie » était donnée par le professeur Thierry de Montbrial. Il serait intéressant de mener une enquête sociologique sur la réception des idées bioéconomiques de Georgescu-Roegen en France depuis la publication de son livre La Science économique : problèmes et difficultés (Dunod, 1970) et la parution de Demain la décroissance, en 1979.
« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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