Les 19 et 20 mai 2005 s’est déroulé à Lisbonne le quatrième colloque de l’ASPO. L’ASPO, association for the study of peak oil (association pour l’étude du pic de pétrole) s’est donné pour mission d’éclairer le grand public sur l’imminence du pic d’extraction du pétrole et, par voie de conséquence, sur la fin du pétrole à bas prix. Dans une quasi-indifférence médiatique, pendant deux jours, 300 personnes venues de 40 pays différents ont écouté géologues, anciens pétroliers, professeurs ou économistes. « La date du peak oil importe peu », a déclaré Kjell Aleklett, président de l’ASPO, « ce qui est important, c’est l’irrémédiable et irréversible déclin de la production qui suivra.» Cet ancien cadre pétrolier a enjoint les institutions en charge de l’énergie de lancer l’alerte au « tsunami des réserves de pétrole ». L’ASPO nous rappelle que notre économie repose sur le pétrole à bas prix. Or, nous avons désormais consommé la moitié des ressources pétrolières de la planète. Très bientôt, entre aujourd’hui et 2015, selon les estimations, nous passerons un pic à partir duquel l’offre ne pourra plus satisfaire à la demande.
Déjà, aujourd’hui, la hausse du baril provoque une crise sociale dans plusieurs pays d’Amérique du Sud. Il restera toujours des barils à extraire, mais nous serons dans « le second âge du pétrole » : celui du pétrole cher. Le baril était à 10 dollars en 1999, il oscille en ce moment (janvier 2006) entre 60 et 70 dollars, et certaines banques le prédisent à 100 dollars en décembre [1]. La banque d’investissement Ixis-CIB a même publié le 18 avril 2005 une étude selon laquelle le baril de pétrole pourrait coûter 380 dollars en 2015. Tous les pays sont concernés, les pays producteurs comme les pays consommateurs, surtout les plus riches. Notre nourriture, notre voiture, nos objets, nos ordinateurs, nos médicaments, notre télévision ou notre brosse à dents, tout cela est dépendant du pétrole. Chaque jour, l’économie mondiale consomme 82 millions de barils par jour et déjà l’industrie pétrolière commence à caler face à notre gloutonnerie énergétique. « The Party’s over », la fête est finie, résume Richard Heinberg, journaliste et écologiste étatsunien [2]. Le pétrole cher signifie un changement à tous les niveaux de la société, qui va entraîner un mouvement de « déglobalisation ». S’il n’est pas anticipé, le « pétrochoc » risque fort de générer des troubles sociaux et politiques considérables. Ces risques ont été fortement soulignés pendant le colloque, faisant dire à Colin Campbell, géologue et fondateur de l’ASPO, que la déplétion pétrolière « est le défi le plus important que l’humanité ait à relever ».
Car le pic signifie tout simplement la fin de l’économie de croissance, c’est-à-dire du « modèle » occidental. En effet, la croissance économique s’arrête là ou commence les limites physiques de la planète. Les modèles économiques modernes - libéraux et marxistes - qui ont éliminé la variable écologique de leur raisonnement, se trouvent rattrapés par la réalité. Jean- Baptiste Say (1767 – 1832), le vulgarisateur d’Adam Smith, affirmait : « Les richesses sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendront pas gratuitement. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. » Nicholas Georgecu-Roegen [3], le père de la bioéconomie et de la décroissance, en conclura que la « science économique » est à la fois et pas assez et trop matérialiste. Pas assez matérialiste car elle ne prend en compte la réalité physique. Trop matérialiste car elle réduit l’humain à sa seule fonction économique : producteur-consommateur.
En juin 2005, un millier de personnes, dont une grande majorité des jeunes, ont participé à la « Marche pour la décroissance ». Partis de Lyon, ils sont arrivés un mois plus tard à Magny- Cours (Nièvre) pendant le Grand Prix de France de Formule 1 pour demander sa suppression. Cette course automobile constitue le symbole paroxystique de la société de croissance en réunissant dans une même célébration culte de la compétition, religion de la technique et règne de l’argent. En compagnie de José Bové, Albert Jacquard, Serge Latouche et Paul Ariès, les marcheurs ont pointé l’irrationalité de l’idée d’une croissance économique infinie dans un monde limité. Davantage encore, ils ont dénoncé l’« idéologie de croissance » qui anéantit tout espoir de vie désirable et possible. Cette croyance occidentale dans un développement économique — fût-il durable — sans limites constitue une terrible régression humaine et sociale dont la destruction de la nature n’est que la résultante matérielle.
Toutes les sagesses portées par les courants spirituels ou philosophiques ont rappelé inlassablement à l’être humain que celui-ci ne se structurait, comme personne et comme collectivité, qu’en étant capable de s’autolimiter. L’idéologie de croissance vient détruire cet apprentissage. Elle constitue un extraordinaire phénomène de régression collective. Toute une société se voit enjointe à rejoindre « l’âge du sein » afin d’accroître au maximum le PIB. En terme freudien, c’est le ça (la somme des pulsions) à qui il est demandé de gouverner le moi (individu conscient), le principe de plaisir qui doit l’emporter sur le principe de réalité. Cette aliénation collective et personnelle est dictée par la publicité, vecteur de l’idéologie moderne. Cette propagande se fait directement ou indirectement via les médias dominants aujourd’hui dépendants de la publicité.
Nous basculons ainsi dans une inversion des valeurs : la société de consommation. Ce qui est profane — l’argent, la Technoscience, la consommation — est sacralisé, et ce qui est sacré — les valeurs humaines — est profané. Face au pétrochoc, les solutions promues par notre société et ses représentants tiennent ainsi de la religiosité inconsciente : on compte sur la toute puissance de la Technoscience pour nous délivrer de l’apocalypse écologique. L’avènement du moteur à eau — qui défie les lois de physiques — est attendu ; l’ITER, rêve prométhéen de créer un soleil sur Terre, est loué par l’ensemble de la classe politique pro-nucléaire.
Ainsi, à une problématique fondamentalement politique, culturelle, philosophique et spirituelle, nous n’avons de cesse d’apporter des réponses techniques. Cette fuite en avant, caractéristique de la croissance, et la déresponsabilisation sur la Technoscience ne fait qu’aggraver la situation [4]. Refusant d’affronter la réalité des problèmes, nous mettons en place des maquillages éthiques et « verts » qui finissent inéluctablement par devenir la meilleure garantie du système pour perdurer en lui épargnant une remise en cause réelle. Nombre d’associations, et au premier rang le parti Les Verts, se sont prêtées (et se prêtent encore) à ces diversions pour jouir des avantages liés à un discours leur apportant les bonnes grâces des institutions. Ainsi, plutôt que réfléchir aux causes de destruction du monde, nous ajoutons des préfixes (éco-développement) ou des qualificatifs (croissance soutenable, propre, ralentie ou verte – développement durable) à ce qui fait notre maladie. Les concepts d’« alter-développement » ou d’« autre croissance » ne servant finalement qu’à mieux nous enfoncer dans notre problème, en nous confinant à des solutions superficielles. Pourtant, en refusant de faire face à la réalité physique, mais surtout politique, du monde, notre société pétro-dépendante présentent tous les risques de sombrer soit dans un modèle autoritaire, soit dans la barbarie.
A l’heure actuelle, 20 % de l’humanité, les pays riches, consomme 86 % des ressources naturelles. Au rythme actuel, il nous faudrait deux planètes pour vivre de manière pérenne. Notre choix n’est désormais plus entre croissance ou décroissance, mais entre décroissance et récession. Soit nous profitons de l’opportunité offerte par cette remise en cause pour travailler à une société plus sobre, partageuse, humaine et démocratique, soit notre monde ira s’éclater contre le mur mou constitué par la limite des ressources naturelles. Contrairement au député des Verts Yves Cochet, nous ne pensons pas que « le choc est inévitable.[qu’] Il n’y a pas de plan B. » [5]. Et nous l’enjoignons à quitter le champ politique s’il y prêche une « inéluctable » « pétroapocalypse ». Son attitude est tout à fait contre-productive et préjudiciable au politique : l’engagement dans la vie démocratique devrait être l’occasion de rappeler, au contraire, que nous pensons que rien n’est écrit est que l’avenir sera ce que nous en ferons. Il a été suffisamment reproché au ultralibéraux d’avoir naturalisé le capitalisme pour que des écologistes à leur tour décrivent l’effondrement de la société sur la fin des ressources naturelles comme un phénomène « inéluctable » !
La question que pose la décroissance est celle du partage et de la sobriété, c’est-à-dire celle du politique. Le problème de la mise en œuvre d’une politique de décroissance revient, à juste titre, régulièrement. Existe-t-il un modèle économique politique planifié et « clefs en main » pour faire entrer un pays dans la « décroissance soutenable » ? Ce dernier concept n’est-il pas, comme le funeste « développement durable », un oxymore, c’est-à-dire la réunion de deux termes opposés, la décroissance engendrant inévitablement le chaos social ?
La décroissance n’est pas l’inverse de la croissance. Une décroissance infinie est aussi absurde qu’une croissance illimitée. La décroissance est un contre-pied, un « mot obus » destiné, dans un premier temps, à briser l’« idéologie de croissance » [6]. Ce mot a la charge symbolique nécessaire pour décloisonner l’enfermement psychique construit par une société de consommation qui naturalise non seulement la croissance économique et son idéologie. La première étape - indispensable – est de comprendre que nous devons d’abord nous désaliéner d’une idéologie considérée comme naturelle alors qu’elle est construite artificiellement.
Oui, avant de construire, la logique de la décroissance cherche à déconstruire. Le préfixe « dé » de la dé-croissance est révélateur de cette façon d’appréhender les choses : décroire, décoloniser, désintoxiquer, désaliéner, désencombrer… La première proposition de la décroissance ne vise donc pas à mettre un contre-système à la place du système, ni une contre-idéologie de décroissance à la place de l’idéologie de croissance, mais bien au contraire de l’esprit critique à place de la pensée dogmatique, de la neutralité à la place de la propagande et du sectarisme.
Il a beaucoup été reproché au mot décroissance d’être négatif, notre culture marchande obligeant à « positivation » de la vie. Le « Avec Carrefour je positive » faisant écho à la « positive attitude » de notre ancien Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin. A ce titre, le Non du référendum sur le Traité de constitution européenne constitue un espoir : la capacité à dire non ouvre le champ de penser. Suivant cette même logique, les militants de la décroissance s’engagent volontiers dans la conquête des contre-pouvoirs. Ces contre-pouvoirs sont aussi important, si ce n’est plus, que le pouvoir lui-même, car par nature le pouvoir est contraint à la recherche d’équilibre et de compromis. Nous pensons que le contre-pouvoir n’est pas en dehors, mais bien une composante principale de la démocratie.
C’est à la condition de « décoloniser son imaginaire » qu’une « société de décroissance » peut espérer rompre avec l’ « économisme » actuel. La première étape est bien de remettre au premier plan toutes les dimensions qui fondent notre humanité.
Ensuite, et ensuite seulement, dans un deuxième temps, vient la question de la mise en œuvre à l’échelle individuelle et collective d’une politique de décroissance. Nous le martelons, nous n’avons pas de système « clef en main » et, de plus, nous ne souhaitons pas en concevoir. La société de décroissance démocratique ne se réalisera que progressivement dans et par le débat, c’est-à-dire dans le conflit sain des idées, en ayant la capacité de se remettre en cause perpétuellement. Cette absence de système préétabli est souvent perçue comme une faiblesse par nos camarades marxistes. Foncièrement démocrates, nous pensons que nous n’avancerons sainement qu’en faisant le chemin au fur et à mesure, pas à pas, et non en définissant un modèle que nous devrions appliquer.
Néanmoins, nous pouvons fixer des « grands principes » qui nous permettrons d’engager plus en avant la société vers la décroissance. Le premier est que la société de décroissance existe déjà : c’est partiellement la loi (dans le meilleur sens du mot). Notre principe est celui de poser des limites, aussi bien à soi-même qu’à la collectivité. La société de croissance conduit intrinsèquement à détruire les lois. L’ultra-libéralisme, qui refuse toutes limites politiques, n’est que la conséquence de l’idéologie de croissance. La décroissance, c’est commencer par appliquer la loi. Si, tout simplement, la loi était appliquée en Bretagne, l’eau y serait buvable. Nous sommes tout sauf des aficionados de Nicolas Sarkozy, mais nous devons reconnaître que lorsque celui-ci a simplement fait appliquer le code de la route et les limitations de vitesse, le nombre de morts et de blessés a chuté de manière spectaculaire. C’est aussi une mesure écologique puissante car la réduction de la vitesse réduit la production de gaz carbonique de manière bien plus conséquente que ne pourraient le faire quelques mesurettes du développement durable, souvent contre-productive, type « vignette verte », « jupettes » ou « baladurettes ».
Un deuxième principe de la décroissance est de créer de nouvelles lois afin de définir un cadre en adéquation avec son projet de société, qui viendront soit s’ajouter aux lois existantes, soit s’y substituer. De nombreuses « lois de décroissance » ont déjà été mises en place. Quand le socialiste Claude Evin a fait passer une loi pour la réduction de la consommation de cigarette, sa loi allait en ce sens. Les propositions du courant pour la décroissance sont pléthoriques : le SMID, c’est-à-dire le Salaire maximum interprofessionnel de décroissance, la relocalisation de l’économie, la sortie de l’automobile, une agriculture biologique, la désindustrialisation au profit d’une économie fondée sur de petites entités de production, la désaliénation de la consommation comme système idéologique, le renforcement des taxes douanières, la hausse progressive de taxes sur les carburants, l’interdiction du système de franchise, la sortie du nucléaire, un nouvelle aménagement du territoire sans mégalopoles, un protectionnisme « altruiste », etc.
Troisièmement : la limite des lois. Il est évident qu’une société reposant intégralement sur la régulation par la loi est totalitaire. Qu’il ne sert à rien de faire des lois qui soient inadéquates par rapport à l’état d’esprit des citoyens ou encore inapplicables. Plus nous voulons être libres, plus nous devons être responsables. Plus les individus sont responsables et moins le cadre des lois a besoin d’être oppressif. Le mouvement pour la décroissance ne pourra pas se fonder uniquement sur la loi — sauf à engendrer un système autoritaire et oppressif, ce qui est l’exact contraire de l’objectif recherché, c’est-à-dire la promotion de la non-violence. La culture de la vertu des individus doit donc être un objectif social. Il ne pourra pas passer entièrement par le politique.
Cet objectif de conscientisation des individus est donc essentiel. Cela doit se traduire, entre autres, à l’échelle individuelle par la simplicité de vie. « Vivre simplement pour que simplement les autres puissent vivent », comme le disait Gandhi. Vivre sans télévision, sans automobile ou sans téléphone portable, en refusant l’avion et tous les besoins créés de toutes pièces par le système industriel. Sans prise de conscience et traduction en actes — la sobriété de consommation, la politisation, ou la lutte contre la misère et la richesse — il n’est pas de solution démocratique possible. La décroissance nécessite donc une véritable « entrée en résistance » comme l’ont bien compris les jeunes qui ont marché pour la décroissance ce printemps. La recherche de cohérence de vie était exprimée comme le cœur de leurs engagements.
Mais nous ne pourrons avancer que sur nos deux jambes : l’individuel et le collectif. Pour l’esprit moderne, la première dimension est plus compréhensible que la seconde. L’ultralibéralisme conduit à l’ultra-individualisme. Beaucoup de militants sont prêts à manger bio, à rouler à vélo ou à créer des AMAP, mais peu sont tentés par la politique, malheureusement perçue négativement. Pourtant, sauf à se condamner à des solutions de niches réservées à une élite, les militants de la décroissance ne pourront se confronter à la réalité sociale qu’en étant capable de reconstruire du collectif. C’est-à-dire en se sentant assez libre pour pouvoir abandonner une partie de leur souveraineté au profit d’un ensemble. Le paradoxe actuel est que la société de consommation produit des individus aliénés qui refusent d’abandonner une part de leur aliénation.
Sur tous les plans, l’idée de décroissance fait son chemin. Au plan individuel comme au plan politique. En novembre 2005, s’est créé le parti pour la décroissance (http://partipourladecroissance.net) qui visent à construire l’articulation politique du mouvement pour 2007 et au-delà. « La fin de l’histoire » est bien loin et l’histoire du mouvement pour la décroissance n’en est qu’à ses débuts.
Vincent Cheynet.
1 – Étude de la banque d’affaires étatsunienne Golman Sachs, numéro 1 mondial des dérivés sur l’énergie, avril 2005.
2 – Richard Heinberg, The Party is over et Powerdown
3 – Nicholas Georgescu-Roegen, (1906–1994), est l’auteur de La décroissance, Éditions Le sang de la Terre.
4 – Lire « L’alibi politique des utopies technologiques », Benjamin Dessus, Le Monde Diplomatique, janvier 2005.
5 – Yves Cochet ,« L’ère du pétrole cher », Le Monde, mardi 12 juillet 2005.
6 – Lire « La décroissance, un mot-obus », Paul Ariès, La Décroissance, n° 26, avril 2005. (liens)
« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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