Il est réjouissant que l’on débatte à nouveau des objectifs fondamentaux des politiques publiques dans notre pays. Il y aurait donc tout lieu de se satisfaire que MM. Di Méo et Harribey signent une tribune alertant sur les « dangers » de la thématique de la « décroissance » dans un numéro récent de Politis (14 septembre 2006, N°907). Hélas à trop vouloir sonner la charge, le son du clairon sonne curieusement faux.
Passons sur le fait que nos auteurs commencent par situer la notion de « décroissance » au sein de la « galaxie altermondialiste ». Certes cette dernière se présente souvent comme un tel galimatias de mouvements et d’organisations que bientôt n’importe qui pourra s’en prévaloir. Mais tout de même ! De très nombreux objecteurs de croissance ont régulièrement pris leurs distances avec les expressions les plus en vue de l’ « altermondialisme », dont la seule dénomination se révèle pour eux particulièrement problématique. Que les « altermondialistes » se rassurent donc, il n’est pas certain que nous partagions la même maison, même si bien sûr et heureusement, nombre d’engagements communs existent.
Passons également sur le fait que la critique de la croissance soit associée par MM. Di Méo et Harribey à un « refus aveugle de la modernité et de la raison » – à quoi bon discuter alors : enfermons les récalcitrants dans des asiles et qu’on n’en parle plus –, que nous mettrons bien volontiers sur le compte d’un emballement polémique mal maîtrisé.
Plus intéressant, crime terrible aux yeux des deux auteurs, la notion de décroissance conduirait au rejet des « principales avancées de l’économie politique marxiste ». Bigre ! A bien y réfléchir cette position satisfera pleinement tous ceux qui considèrent, non sans arguments, qu’il est précisément grand temps d’en finir avec les marxismes. Mais elle comblera d’aise aussi tous ceux, sans doute moins nombreux, qui, dans la lignée d’auteurs importants et fins lecteurs de Marx (1), s’attachent à montrer que le projet de ce dernier, loin de contenir une économie politique alternative, s’attachait surtout à une critique solide et sans concession des catégories de l’économie politique elle-même. L’œuvre du Marx de la maturité contient donc bien en filigrane le projet d’une « sortie de l’économie », c’est-à-dire la disparition de celle-ci comme espace séparé et autonomisé de la vie sociale et naturelle. De ce point de vue il n’est pas absurde de considérer que les plus fidèles au projet marxien (en tout cas ce qu’il contenait de plus intéressant) ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Ainsi loin de passer « à côté des destructions modernes impliquées par le capitalisme » comme leur reprochent MM. Di Méo et Harribey, les objecteurs de croissance en percevraient au contraire pleinement nombre des effets les plus terribles, qui ne pourront jamais être solutionnés par des transferts monétaires aussi élevés soient-ils : destruction des paysages aimés, des convivialités de la vie banale et quotidienne, de la civilisation urbaine, etc. Ces dernières années, nombre des créations les plus intéressantes des gens ordinaires (dont l’auteur de ces lignes s’honore de faire parti) s’attellent à cette lourde tâche de rendre vivables et agréables les relations concrètes qu’ils nouent avec autrui sur leurs lieux de vie. De façon révélatrice, ces formes d’échanges « non monétaires » se trouvent déconsidérées par MM. Di Méo et Harribey parce qu’elles se révèleraient lourdement problématiques si elles se développaient à un niveau collectif, ce qui n’a précisément aucun sens ! (2)
Se préoccuper de la beauté des choses et de la décence des relations humaines ne peut pas être interprété autrement par nos auteurs que comme une expression esthétisante et petite-bourgeoise. D’ailleurs, soulignent-ils soupçonneux, la « frugalité » que mettent en avant les objecteurs de croissance n’accompagne t-elle pas la pauvreté subie par les victimes du capitalisme ?
C’est oublier deux choses. D’une part, cette pauvreté subie a progressé en même temps que la recherche éperdue de croissance de la valeur et de la consommation devenait progressivement le seul horizon de notre société. D’autre part, nombre d’objecteurs de croissance ont toujours mis en avant le partage des connaissances et des richesses comme fondement de leurs aspirations. Pour preuve, certains de ces mauvais esprits commencent à réfléchir à la notion de revenu maximum de décroissance, considérant qu’au-delà d’un certain niveau de consommation, les nuisances écologiques et humaines l’emportent. Curieusement cette idée n’a pas l’heure de séduire les gauches, lesquelles préfèrent généralement disserter à l’infini sur les niveaux comparés des revenus des pauvres (RMI et SMIC notamment) et sur leur caractère incitatif ou non pour la mise au travail de ces derniers.
Cet attachement à la notion de partage et de solidarité suppose par ailleurs le soutien farouche aux services publics, et à leur développement, lesquels vont de pair avec une certaine frugalité : les transports collectifs de proximité (lorsqu’ils existent) permettent de laisser la voiture au garage (voir chez le marchand !), les hôpitaux et dispensaires publics avec activités de prévention limitent les actes médicaux les plus honéreux que rechercheront systématiquement les cliniques privées, etc. Des services publics efficaces fonctionnent donc au détriment de la croissance de la valeur. C’est d’ailleurs bien pourquoi ceux-ci sont démantelés avec constance par un personnel politique tout entier acquis à la croissance économique. Leur destruction soulage en effet les activités marchandes de prélèvements publics. Elle permet également de réintégrer dans le processus d’accumulation de valeur tout ce qui peut l’être, quitte à obliger à des économies dramatiques, voire à la disparition pure et simple, tout ce qui n’a aucune chance de rentrer dans ce carcan. On voit à quel point l’offensive de MM. Di Méo et Harribey est clairvoyante !
Certes les auteurs ont raison de pointer le problème du financement des services publics, lequel a effectivement pour assiette fiscale l’activité économique marchande. La question des relations entre les espaces non monétaires, marchands et non marchands se pose bel et bien. On ne voit toutefois pas pourquoi celle-ci s’enfermerait inévitablement ad vitam aeternam dans le cercle infernal « faire de la croissance économique pour financer le non marchand ». On le voit d’autant moins que les deux auteurs semblent laisser entrevoir à la toute fin de leur charge l’idée curieuse, et qui demanderait à être précisée, qu’il serait possible de « déconnecter » le « développement » de la « croissance ». Qu’est-ce à dire si ce n’est qu’on ne pourra pas toujours compter sur celle-ci pour financer des besoins collectifs et que d’autres solutions restent à inventer ?
La thématique de la « décroissance », dont l’émergence sur la scène publique est extrêmement récente, est bien problématique et « dangereuse » : une pensée critique des formes que prend notre monde (et qui ne sont pas toutes aliénantes) n’est en effet pas sans risque. Il est bien évident que certaines expressions de « la décroissance » (que s’efforce d’ailleurs de dénoncer le journal La Décroissance) ne sont pas démocratiquement recevables. Une critique argumentée est donc la bienvenue et reste attendue par nombre de ceux et de celles que cette idée intéresse.
Denis Baba
1 - Au premier rang desquels le regretté Jean-Marie Vincent (Critique du travail Le faire et l’agir, PUF, 1987, « Marx l’obstiné » in Vakaloulis et Vincent, Marx après les marxismes, L’Harmattan, 1997).
2 - Par contre il est peu douteux que de tels liens de convivialité peuvent tisser de solides résistances à des projets politiques délirants, telle la folie des transports à grande vitesse et sur grande distance. Il en est ainsi lorsque des milliers de personnes s’opposent à une défiguration de plus de leur lieu de vie dans une vallée alpine. Il est vrai que toutes les forces de gauche françaises soutiennent le projet, y compris le parti Les Verts, sans doute sous le prétexte que la folle et macabre danse des marchandises aura dorénavant lieu en train et non plus en camion.
Courriers des lecteurs dans Politis du 21 septembre 2006
Courrier des lecteurs dans Politis du 5 octobre 2006
Fabrice Flipo : réponse à la préface de Jean-Marie Harribey pour le livre de Cyril di Méo
« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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