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« Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » Géronte, Les Fourberies de Scapin, Molière

 

C’est peu de dire notre surprise quand nous avons appris qu’Olivier Rey avait remporté le « Prix Bristol des lumières ». C’est un peu comme si Obama recevait le prix Nobel de la paix (ah bon, il l’a ?). Surtout que l’année précédente, ce même prix avait plus logiquement récompensé Gérald Bronner, sorte de quintessence du délire scientiste qui reléguerait un Claude Allègre au rang d’hérétique face à la Nouveauté qui innove le Progrès (voir La Décroissance n° 115, 12-2014).

Cette nouvelle a aussi stupéfait nos lecteurs, comme David Béal, de Cesancey (Jura), qui nous écrit : « La police de la pensée est sans pitié. Leur torture favorite : la double pensée. Leur appât : la promesse de la renommée. Leur dernière cible : Olivier Rey, auteur de Une Question de taille interrogé par Cédric Biagini dans le numéro de novembre 2014. L’auteur montre avec élégance que la démesure de notre monde guidé par le récit d’un progrès inexorable exile l’homme de sa fragilité essentielle, de ce manque qui le fait humain. Les lieux : d’abord dans un studio de France Culture puis à l’hôtel Bristol à Paris. Les faits : le 20 janvier 2015, le jury du prix Bristol des Lumières, présidé par Jacques Attali et composé de 11 membres dont Christophe Barbier, François de Closets, Caroline Fourest et Luc Ferry, ont primé... Une Question de taille d’Olivier Rey. Jacques Attali et Christophe Barbier n’ont pas caché leur grand intérêt pour cet essai, et leur déclaration d’amour en col Mao et écharpe rouge pour davantage d’éclat devant la dissidence des mèches rebelles de Luc Ferry. Sommé de réagir au téléphone sur cette distinction improbable, ce baiser fatal, le mathématicien philosophe agressé et nu dit... sa gratitude. Alors, ma chère Décroissance, ma bouée sur l’océan de la non pensée, offrez à nouveau je vous en prie vos colonnes à Olivier Rey, donnez-lui une deuxième chance. »

Une lectrice, Catherine de Bascher, de Barbechat (Loire-Atlantique), s’interroge aussi : « Entendu sur France Culture le 20/01/2015 la remise, après délibération en toute transparence, du “prix Bristol des Lumières” pour un essai mettant en valeur l’esprit critique, les libertés et l’humanisme hérités du XVIIIe siècle. Le prix a été remis à Olivier Rey pour son ouvrage Une Question de taille, dont vous parliez dans votre édition de novembre. En citant Terence, Ne quid nimis [“rien de trop”, c’est-à-dire “l’excès en tout est un défaut”]. Donc dans le jury, chacun était sommé de donner et expliciter son choix. Luc Ferry a dit non au livre de Rey, d’un ton péremptoire : “Celui qui dit que la croissance infinie dans un monde fini est impossible est absurde.” Véridique ! Et Rey n’était pas vraiment à l’aise. Il faut dire que le “prix” c’est une nuit pour deux personnes dans une suite de l’hôtel Bristol, incluant le petit-déjeuner pour deux, d’une valeur de 2 000 euros. Cela donne à penser. »

Alors comment ce jury, sorte de « grand chelem » des chiens de garde du système, représentant le libéralisme dans toutes ses tendances, de la droite la plus droitarde (Luc Ferry) à la gauche la plus maboule (Caroline Fourest), a-t-il pu décerner son prix à Olivier Rey ? La réponse nous en est sans doute donnée dans une recension de l’ouvrage par un des membres du jury, Christophe Barbier. Le 2 février 2015, l’inénarrable rédacteur en chef du sac à pub libéral L’Express y livre lui-même une analyse de l’ouvrage et écrit : « Il est piquant et attendrissant de retrouver en filigrane permanent de cet ouvrage la pensée d’Ivan Illich, jadis célèbre, avant de sombrer dans un certain oubli. Depuis les années 1970, l’idéologie a reculé et on peut donc goûter les philosophies sans craindre leurs arrière-pensées politiques [sic]. Ainsi, l’éloge de la mesure est désormais possible sans que surgisse son corollaire funeste, l’apologie de la décroissance. C’est d’ailleurs la grande leçon des crises en cours, climatique, économique et sociale : la croissance, pour durer, doit être durable... » (ici). Problème : toute la thèse du livre est de démontrer qu’aucune croissance ne peut être durable et que la décroissance est notre seule issue. « Quand la démesure est générale, la seule voie sensée est la décroissance », y conclut par exemple Olivier Rey (parlant de la situation actuelle, faut-il le préciser).

À l’image de Christophe Barbier, il y a fort à parier que la grande majorité du jury du « Prix Bristol des Lumières » n’a pas lu le livre. S’ils l’avaient fait, on voit d’ailleurs mal comment ils auraient pu l’élire car toutes ces personnalités médiatiques qui le composent ne manquent jamais une occasion de hurler à la « réaction », au « passéisme », à « la logique affreuse de la décroissance » (Luc ferry) pour excommunier les thèses de la décroissance. Ensuite le cœur de l’ouvrage d’Olivier Rey relève a minima d’une sévère critique de l’idéologie positiviste, libérale, des « Lumières ». Nous pouvons aussi supposer que le jury ait été conforté par les titres de l'auteur, suffisamment confiant dans le verrouillage du système universitaire pour ne pas pouvoir imaginer qu’un travail véritablement dissident puisse passer à travers son filtre.

Une nouvelle démonstration que les journalistes et philosophes médiatiques parisiens parlent, recensent, et même décernent des prix, à des livres qu’ils n’ont pas lus, et sont capables de leur faire dire l’exact contraire de leur teneur tout en digérant les plats mitonnés par « Eric Frechon, chef trois étoiles au guide Michelin », dans leur palace du Bristol fréquenté par le Tout-Paris. À votre santé ! Est-il nécessaire de le dire ? Le rédacteur en chef de L’Express ne risque rien ; lui et ses semblables jouissent d’une impunité à l’aune de l'intransigeance qui sera appliquée à une presse à contre-courant comme La Décroissance. Mais surtout, que cela ne vous empêche pas d’acheter cet ouvrage dont nos confrères de la revue L'écologiste ont raison de dire dans leur nouveau numéro : « Si vous ne deviez lire qu'un seul livre dans les semaines à venir, lisez celui-là : c'est notre coup de cœur. » Ici on peut faire confiance à ce jury.

Vincent Cheynet, La Décroissance n°117, mars 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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