Lors des journées de Montbrison, en février 2005, Serge Latouche répondait à la proposition de Vincent Cheynet de mettre l’idée de décroissance au service de l’humain par une docte mise en garde contre les pièges de l’humanisme. Rappelant comment une certaine idée de l’Homme a servi de caution philosophique aux pires dérives colonialistes, il retraça le court chemin qui mène du généreux universalisme des Lumières au processus d’acculturation massive et, de là, à une idéologie raciste plus ou moins mâtinée de condescendance à l’égard de tout ceux qui tardent encore à se coucher dans le giron de l’humanité.
Cette critique de l’humanisme est une vieille antienne. Elle date du milieu du vingtième siècle, lorsque les sciences humaines, alors en plein essor, fustigeaient avec raison l’ethnocentrisme occidental caché derrière la promotion des valeurs de l’Homme. Mais la reprise d’un tel argumentaire contre l’appel de Vincent Cheynet semble pour le moins incongru. En effet, lorsque Claude Lévi-Strauss décrète, dans les années 1950, “la mort de l’Homme”, il s’en prend alors à un humanisme défiguré par la religion du Progrès et par le culte de la rationalité scientifique et technique, chantre du développement et de l’expansion de la Civilisation triomphante. Autant de partis pris dont on ne peut guère soupçonner les adeptes de la décroissance présents aux journées de Montbrison !
À vrai dire, à l’heure où les sciences de l’homme s’apprêtaient à étendre la rigueur positiviste à la compréhension méthodique des ressorts psychologiques et sociaux de l’activité humaine, il importait qu’elles rompent clairement avec le rationalisme exacerbé qui, pendant un siècle, avait entraîné l’idéal humaniste dans une logique messianique dont la folie nazie avait sans doute marqué l’apogée. Il était dit, désormais, que la rationalité scientifique se referait une virginité en s’abstenant de compromettre son effort d’objectivité dans une métaphysique de l’homme. Sage résolution en vérité, et il est heureux que nos théoriciens de la décroissance, éminents économistes, sociologues, écologues et autres représentants des sciences humaines se soucient à leur tour de ne pas entacher la rectitude de leurs analyses de ce qu’ils considèrent comme des élucubrations philosophiques.
À ceci près cependant qu’on ne saurait confondre l’humanisme avec le produit de sa falsification par le rationalisme, ni faire table rase du principe lui-même dans la condamnation légitime des discours et comportements qui l’ont trahi. Invaliderions-nous de la même manière les idéaux de Liberté et de Justice sous prétexte qu’ils ont eux aussi servi de caution à tant d’actes de barbarie au cours de l’histoire? L’instrumentalisation de ces principes ne justifie pas leur rejet; elle manifeste seulement qu’aucune puissance, quelle qu’elle soit, n’est légitimement autorisée à s’en arroger le monopole et qu’ils n’ont d’autre sens que celui que leur donne, en république, la discussion politique.
Si l’idée de décroissance s’appuie évidemment sur des données issues des sciences sociales, économiques, écologiques et juridiques, elle n’est pas elle-même une idée scientifique mais bel et bien une proposition politique. Et s’il est effectivement fâcheux que la science et l’expertise viennent s’enticher d’un idéal politique qui ne dirait pas son nom; il serait tout aussi dangereux qu’un projet politique se défende de reposer sur un idéal en se réclamant d’une rationalité incolore. À cet égard, l’appel de Vincent Cheynet en faveur d’une décroissance humaniste fait écho au souhait exprimé par Paul Ariès de voir la décroissance investir le champ du politique où elle a vocation à être discutée. Là, à l’instar de tout mouvement politique, elle ne saurait se dispenser d’exposer les préférences axiologiques qui la fondent. Or la décroissance s’affirme comme la seule alternative radicale aux dogmes du Progrès et du Développement qui transformèrent l’utopie des Lumières en un processus d’expansionnisme économique, technologique et culturel, c’est pourquoi elle est naturellement habilitée à reprendre l’idéalisme humaniste là où les philosophes l’avaient laissé avant qu’il soit arraisonné par les tout premiers doctrinaires de la croissance mondiale.
Aux mots de “valeurs humanistes”, rengainons donc notre revolver matérialiste et tâchons de voir de quelle façon le mouvement en faveur de la décroissance peut effectivement ériger l’humanisme en principe politique.
Privilégier l’humain, dans le discours de la décroissance, ne saurait signifier sauver l’homme des dangers imminents qui le menacent et lui promettre un bonheur de Bergers d’Arcadie. Car la décroissance n’est pas une fin en soi et si elle n’avait rien d’autre à proposer que d’échanger le chaos contre la vie bienheureuse, elle n’aurait en effet rien à faire dans l’espace politique. Mais la force de l’idée de décroissance est ailleurs que dans une hypothétique doctrine du bonheur qui en constitue au contraire le point faible quand elle se décline avec des accents millénaristes. Le projet de décroissance veut affranchir les hommes des déterminismes qu’ils se sont euxmêmes créés, les soustraire aux processus qui leur confisquent la maîtrise de leur existence. En un mot, la décroissance libère les hommes des mécanismes historiques et leur propose de prendre en charge le monde et l’humain jusque là soumis à l’empire des lois économiques et géostratégiques. Suivant cette analyse, il se pourrait qu’il y ait, dans le concept de décroissance, quelque chose de profondément étranger au matérialisme, dans l’idée d’un déni des orientations économiques et sociales censées découler nécessairement de l’évolution historique des relations entre les hommes. Quoi qu’il en soit, s’il est maladroit de fonder la décroissance sur l’argument de la nécessité écologique, c’est justement parce que la décroissance doit s’entendre comme le refus de la nécessité, ouvrant par là la voie au retour du politique compris comme activité délibérative au cours de laquelle les hommes décident librement de la courbure à donner au monde et à l’humain.
Ici, la décroissance indique bien le chemin d’un nouvel idéalisme que l’on pourrait qualifier d’idéalisme politique et reposant sur deux principes : 1/ Offrir aux hommes l’opportunité d’exister, non pas selon la nécessité de quelque ordre qu’elle soit, mais selon l’idée qu’ils ont d’eux mêmes; 2/ Confier à la communauté des citoyens réunis en assemblée le soin de déterminer, sur le mode du dialogue, l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et du monde à la faveur des questions que la société soumet à leurs délibérations.
S’agissant de l’invention d’une citoyenneté délibérante, le modèle économique et social de la décroissance pousse loin la définition des conditions susceptibles de faire droit à la nature politique de tout homme et à la vocation de la personne humaine d’apparaître au sein de l’espace public pour y accomplir ce qu’Hannah Arendt appelait sa condition de “nouveau venu”. Par les révolutions qu’elle instaure dans le rapport aux richesses, dans la répartition des biens, dans la délimitation et la gestion des besoins; par les mutations qu’elle induit dans nos relations à l’espace et au temps, dans nos rythmes de vie, dans la hiérarchie de nos fins, valeurs et centres d’intérêts, la société de décroissance crée les conditions favorables à une appropriation non symbolique du politique, à l’avènement d’une citoyenneté effective : celle de la personne qui prend part aux décisions concernant le monde humain.
La notion de décroissance est foncièrement révolutionnaire parce qu’elle rompt avec le cours des choses en brisant les processus qui nous emprisonnent. “Notre humanité n’émerge, écrit Paul Ariès, que lorsque nous sommes capables de nous fixer des limites”1. À quoi il faut ajouter que se fixer des limites c’est choisir la délibération pour contrer les mécanismes, c’est s’en remettre à la politique plutôt qu’à l’inertie de l’histoire, c’est affirmer l’homme contre les processus. La société de décroissance ouvre des perspectives inédites où les nécessités de l’histoire, de l’économie ou de la finance ne déterminent plus le sort du monde et de l’homme et où, aucune puissance n’ayant plus le privilège de fixer l’idée que les hommes se font de la justice et du bien, il revient à l’ensemble des citoyens de contribuer à la définir à l’échelle de communautés délibératives reposant sur une éthique du dialogue politique.
On le voit, la problèmatique n’est pas tant de s’approprier le politique pour faire la décroissance, que de faire la décroissance pour mettre la société en mesure de rendre la politique aux citoyens. D’un tel cas de figure ne cherchons pas de modèle dans le passé. Il est probable que la politique autant que la citoyenneté restent à inventer et que leur invention confère son véritable enjeu à la conception d’une société fondée sur l’idée de décroissance. La décroissance n’est pas seulement un art de vivre inspiré par le souci écologique, elle porte les germes d’une nouvelle utopie politique qui peut redonner sens à l’idéalisme et à l’humanisme. Il nous appartient de porter ces germes aussi loin que possible et, en France, de les faire croître sur le terrain électoral dés les élections législatives de 2007.
Michel Dias (Avril 2005).
1 – La décroissance, le mot obus, La décroissance, numéro 26
Réponse de Serge Latouche, président de l’IEESDS.
Je pense que non. Bien sûr, il faut s'entendre sur ce qu'est l'humanisme. A la base, il y a la croyance que derrière le concept "homme", il y a une réalité essentielle/substantielle qui transcende la seule existence de l'espèce. L'essence de l'homme viendrait de quelque chose qui le rendrait radicalement différent des autres espèces que certains appellent l'âme, d'autre la raison. Cela ferait des hommes des êtres supérieurs possédant de ce fait des droits (naturels) sur les autres espèces et sur la nature : les droits de l'homme. D'où l'importance de la controverse de Valladolid sur l'âme des indiens. Qu'il en soit bien ainsi ne fait aucun doute pour les occidentaux (et donc aussi pour moi, en tant qu'occidental). Ce qui fait problème, c'est que pour de très nombreuses cultures, il n'en est rien. Ainsi, pour les Asmat de Papouasie, certains "animaux" font incontestablement partie de la famille "humaine", mais la tribu voisine entre dans la catégorie des denrées comestibles ! L'ennui c'est que je ne peux leur démontrer ce que je pense être leur erreur que de l'intérieur de ma propre culture (il en est de même pour eux, si tant est que cela les intéresse de me "convertir" à la weltanchaung asmat). Si la décroissance n'est probablement pas un humanisme, c'est qu'elle repose sur une critique du développement, de la croissance, du progrès, de la technique et finalement de la modernité et qu'elle implique une rupture avec l'occidentalocentrisme. Ce n'est pas un hasard si la plupart des inspirateurs de la décroissance (Illich, Ellul, mais aussi Levi-Strauss, Jaulin, Salhins et bien d'autres) ont dénoncé l'humanisme occidental. Cela dit, ne nous méprenons pas. Je ne plaide pas pour un antihumanisme, mais pour un a-humanisme comme je parle d'a-croissance. Cela n'implique absolument pas, comme semble le penser l'ami Michel Dias, un rejet de toute axiologie, bien au contraire. Le premier "R" du cercle vertueux de la construction de la décroissance s'intitule précisément "réévaluer". Les valeurs nécessaires (altruisme, convivialité, respect de la nature, etc) sont aussi celles qui ont la préférence de Michel Dias. Elles peuvent nous permettre d'entrer en dialogue avec d'autres cultures sans les cannibaliser comme l'universalisme arrogant d'une puissance dominante, parce que j'accepte de reconnaître la relativité de mes croyances. En tant qu'occidental, il y a des tas de valeurs "humanistes" que je suis prêt à défendre bec et ongle, mais je n'en fait pas un absolu et je ne me sens pas le droit d'empêcher un Hindou de considérer le meurtre d'une vache comme un crime (ce qui ne m'empêche pas de manger du steak...). Il en résulte que je suis parfaitement en accord avec beaucoup de choses du texte de Michel Dias et en particulier sur la légitimité pour la décroissance d'investir le champ du politique (ce qui me semble-t-il, il a fait dès le début).
Serge Latouche.
« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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