Devant les problèmes qui affectent notre planète, la décroissance n'est pas une option parmi d'autres, elle est nécessaire. A l'évidence, nous ne pouvons imposer à une planète fermée et limitée, la Terre, une croissance illimitée. En effet, une telle croissance repose sur une utilisation toujours plus grande des ressources de la planète et elle engendre des déchets toujours plus abondants; or déjà nous dépassons la capacité de production de la Terre &emdash; nous consommons le capital terrestre au lieu de nous contenter de ses fruits &emdash; ainsi que la capacité de la planète de disposer de ces multiples substances chimiques dues à l'invention humaine, mais pour lesquelles la nature ne dispose pas de mécanismes suffisants pour arriver à les métaboliser. Résultat : l'équilibre de la planète telle que nous la connaissons et telle que nous en avons besoin pour notre survie se trouve menacé à très court terme.
Vingt ans, cinquante ans, cent ans avant que les désastres ne frappent ? La plupart des gens voient cela comme très loin, alors qu'ils sont déjà directement ou indirectement touchés dans leur vie ; et puis, que sont ces quelques années dans l'histoire de la Terre, qui date de milliards d'années, ou dans l'histoire de l'humanité, qui se compte en centaines de milliers d'années ? Ramenée à l'échelle d'une vie humaine, l'histoire de l'humanité vit peut-être ses dernières secondes. Et que fait-on devant cette perspective ? Ceux qui peuvent se le permettre consomment de plus en plus, ceux qui ne le peuvent pas aspirent à y arriver au plus tôt. Et nos gouvernements poussent la machine à pleine capacité : «Il faut maintenir une croissance continue pour parvenir à créer des emplois et supporter une augmentation constante de la consommation.»
En fait, nous nous trouvons à une croisée de chemins. Pour celles et ceux qui ont conservé une certaine lucidité, il est clair que nous atteindrons bientôt des limites infranchissables dans notre utilisation des ressources de la planète. La croyance dans les pouvoirs de la science et de la technologie de reculer indéfiniment les limites de la consommation n'est qu'un mythe dangereux. Les limites sont à nos portes et leurs conséquences bientôt inévitables ; la seule incertitude qui demeure se trouve dans l'ordre de leur apparition. Verrons-nous nos enfants se mettre à engendrer des monstres à cause de toutes ces substances mutagènes qu'ils absorbent quotidiennement dans l'air qu'ils respirent, l'eau qu'ils boivent et la nourriture qu'ils ingèrent ? A moins qu'ils ne se retrouvent tout simplement stériles &emdash; la baisse de production des spermatozoïdes est déjà bien amorcée dans tout le monde industrialisé... Les changements climatiques transformeront-ils nos pays en déserts ou en marécages ? La nature envahie par des organismes génétiquement modifiés sabordera-t-elle les cultures séculaires qui assurent l'essentiel de notre approvisionnement en nourriture? Les populations du tiers monde de mieux en mieux informées de leur appauvrissement croissant décideront-elles de se faire justice ?
Certes, si rien n'est fait, et rapidement, viendra le moment où il sera péremptoire d'agir. Devant les catastrophes, les gouvernements n'auront pas le choix. Mais vers quel type de société nous acheminerons-nous alors? Des sociétés autoritaires où l'on imposera des mesures restrictives à la majorité ; mais décidées d'en haut, on peut être sûr que ces mesures épargneront les puissants. La société inégalitaire risque de devenir encore plus mal foutue, avec des privilèges encore plus grands pour une minorité.
Heureusement, au Nord comme au Sud, des femmes et des hommes ont compris que globalement, nous faisions fausse route, que la voie de la mondialisation qu'on nous présente comme désirable et inéluctable nous mène directement à la catastrophe. Ils ont aussi compris qu'il n'y a plus rien à attendre de nos gouvernements compromis et asservis au pouvoir de l'argent. Nos soi-disant démocraties occidentales n'ont rien de démocratique. Quand nous a-t-on consultés avant d'envoyer nos soldats bombarder l'Irak ou le Kosovo ? Avant de laisser les aliments issus d'organismes génétiquement modifiés envahir les tablettes de nos épiceries ? Avant de changer les règles de l'assurance-chômage ? Avant de brader notre système de transport par rail ? En fait, avant de prendre toutes ces décisions qui touchent directement nos vies ? Ceux qui décident à notre place sont achetés par la classe des capitalistes internationaux. Et la population accepte la situation parce qu'elle s'est laissée subvertir par la puissante machine idéologique du capitalisme, avec ses médias, ses vedettes qui nous entraînent dans leur sillage, les amusements qu'elle dispense, le crédit qu'elle rend accessible, la consommation qu'elle permet.
Le plus grand danger qui nous menace actuellement est la passivité. On nous présente la mondialisation comme une tendance inévitable, on nous dit qu'après l'échec du socialisme, le capitalisme et son leitmotiv de la primauté du marché demeure l'unique voie possible. Rien de cela n'est vrai. Sans connaître toutes les solutions aux problèmes sociaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, sans avoir une vision précise de ce que serait la société idéale, il y a certainement d'autres voies d'action qui permettraient de progresser vers une écosociété, une société où les humains vivraient en harmonie entre eux et avec la nature. En somme, il s'agit d'abolir la soumission à l'économie pour nous donner une société qui favorise le bien-être complet de tous ses membres.
Comment opérer ces changements ? Je n'ai pas la prétention de connaître LA stratégie à adopter pour nous amener à cette société que je trouve désirable &emdash; où toutes et tous puissent vivre convenablement, dans des communautés solidaires et en sachant que leurs enfants pourront aussi vivre plus tard. Mais ma longue expérience de militantisme, mes nombreuses lectures et mes longues heures de réflexion m'ont amené à la stratégie suivante. Je crois que pour le moment il faut engager des actions portant sur trois fronts, qui sont d'ailleurs intimement liés :
1) Se libérer du système : à chacun de prendre des moyens de se sortir de la chaîne surconsommation-nécessité de gagner beaucoup d'argent-stress et fatigue-passivité. La simplicité volontaire est une voie qui permet de retrouver du temps pour vivre et pour agir.
2 ) S'unir pour faire plus avec moins : en développant nos communautés locales, on se donne des services qui permettent de vivre mieux à moindre coût et qui répondent davantage à l'intégralité des besoins (1).
3) Se donner des organisations nationales et internationales efficaces qui nous permettent de faire entendre nos voix haut et fort pour empêcher nos gouvernements de poursuivre dans la voie néolibérale. Ne nous faisons pas d'illusions, le capitalisme ne cédera pas facilement la place. Au pouvoir de l'argent, nous devons opposer les pouvoirs du nombre, de l'imagination et de la ténacité.
Je n'ai pas l'intention ici de développer les deux dernières actions ; mais je ne voudrais pas qu'on croie que c'est parce que je les juge moins importantes.
L'expression «simplicité volontaire» a été popularisée aux Etats-Unis par Duane Elgin dans son livre Volontary Simplicity publié en 1981 ; Elgin attribuait la paternité du concept à Richard Gregg, un adepte de Gandhi qui avait écrit en 1936 un article portant aussi ce titre. Pour ma part, j'ai écrit une première version de La simplicité volontaire en 1985, dans le cadre d'une collection de livres portant sur la santé ; ma réflexion sur la santé m'avait amené à conclure que dans nos pays industrialisés, la plupart de nos problèmes de santé nous viennent de notre surconsommation et que notre quête de la santé devrait nous amener à un style de vie plus sobre, nettement à contre-courant; j'y disais : «La simplicité n'est pas la pauvreté ; c'est un dépouillement qui laisse plus de place à l'esprit, à la conscience ; c'est un état d'esprit qui convie à apprécier, à savourer, à rechercher la qualité ; c'est une renonciation aux artefacts qui alourdissent, gênent et empêchent d'aller au bout de ses possibilités». J'ai repris mon livre dans une réédition augmentée en 1998 (2), cette fois en insistant davantage sur les effets sociaux et écologiques de notre surconsommation : «Aujourd'hui, je me rends compte que la voie de la simplicité volontaire ne constitue pas seulement le meilleur chemin pour la santé de ceux qui l'empruntent, mais qu'elle est sans doute l'unique espoir pour l'avenir de l'humanité».
La voie de la simplicité volontaire s'ouvre par une démarche personnelle d'introspection : il s'agit pour chacun de trouver qui il est et d'identifier les moyens de répondre à ses vrais besoins ; et quand je parle de besoins, je pense au delà des besoins physiques de base, à ces besoins sociaux, affectifs et spirituels. Qu'est-ce qui me permet de m'épanouir pleinement, dans toutes mes dimensions et capacités? Dans notre monde d'abondance, cela signifie qu'il faut choisir ; non plus sous l'influence de la mode, de la publicité ou du regard des autres, mais en fonction de ses besoins authentiques. Par définition, choisir signifie prendre quelque chose et laisser de côté certaines autres choses. Quand on commence à choisir, on consomme moins ; et l'on a moins besoin d'argent pour vivre. On peut donc moins travailler et dans le temps ainsi récupéré, faire tout cela qui est essentiel à notre épanouissement : réfléchir, parler avec nos proches, manifester notre compassion, s'aimer, jouer... et aussi répondre par soi-même à une partie de ces besoins que nous comblons de plus en plus souvent par des achats, ce qui nous rend toujours plus dépendants. En fait, c'est là la dimension essentielle de la simplicité volontaire : le temps retrouvé, qui permet la conscience.
Prendre le temps de vivre, c'est prendre le temps de penser, c'est arrêter le temps, c'est jouir du moment présent. Quand on vit en courant, dans le stress, on ne voit pas passer le temps, on se laisse ballotter, entraîner par les circonstances et par la volonté des autres. Retrouver du temps, c'est reprendre le contrôle de sa vie, ce qui permet de se libérer véritablement, d'aller au delà de l'information superficielle, en dehors des courants s'il le faut. Modeler sa vie, la vivre comme on veut. S'engager aussi. Car ma conviction profonde est que lorsqu'on réfléchit, qu'on s'informe et qu'on s'ouvre les yeux, on ne peut accepter ce qui se passe dans le monde et on essaie de changer ce monde. La simplicité volontaire nous donne un levier pour ce faire ; dans notre monde fondé sur la consommation, c'est un refus de la consommation aveugle, c'est le cheminement vers une consommation éclairée, responsable, sociale, c'est un refus du système capitaliste qui est en train de ravager la planète.
C'est là une démarche difficile aujourd'hui, car nous vivons dans un monde piégé, peuplé de rapaces qui cherchent à nous exploiter pour leur profit personnel
- en s'accaparant nos capacités et en les exploitant à leur profit, dans le monde du travail de la majorité ;
- en nous manipulant pour que nous leur déléguions nos pouvoirs : c'est le monde politique ;
- en nous faisant miroiter toutes sortes de bienfaits pour que nous achetions leurs produits ou leurs services, grâce à quoi ils s'enrichissent.
La plupart d'entre nous sommes tombés dans le piège et avons perdu la maîtrise de nos vies. La simplicité volontaire m'apparaît comme un instrument essentiel pour arriver à se libérer. On va me dire : oui, mais c'est un chemin individuel et même égoïste. Individuel d'une certaine façon, mais non individualiste, car la voie pour s'en sortir, même si elle part d'une démarche personnelle, aboutit très rapidement au collectif : nous ne pouvons nous libérer seuls. Nous sommes des êtres sociaux et nous ne pouvons constamment aller à contre-courant. Nous avons besoin de l'acceptation des autres, nous avons besoin, à certains moments, du soutien de notre communauté, nous avons besoin de la reconnaissance des autres ; c'est essentiellement ce qui donne un sens à notre vie. Pour vivre convenablement, nous avons besoin de services collectifs adéquats : des villes plus conviviales, des transports collectifs accessibles et efficaces, des services publics variés... Pour notre survie sur cette planète, nous avons besoin d'entreprendre des actions collectives significatives. Pour moi donc, adopter la simplicité volontaire n'est pas se retirer du monde, tirer son épingle du jeu pour jouir égoïstement de la vie. Oui, il y a une dimension épicurienne à la simplicité volontaire, mais projetée dans le long terme, notre vie ne peut s'envisager séparément de l'évolution du monde. Je ne peux faire ma petite vie seul en me foutant du reste du monde : la pollution, l'effet de serre, la violence... me rejoignent partout ou peuvent le faire à tout moment.
On arrive à la simplicité volontaire pour différentes raisons, mais on s'y retrouve vite sur la même route. D'après ce que les gens m'en disent, ils s'engagent dans la voie de la simplicité volontaire pour l'un ou l'autre ou plusieurs des motifs suivants :
- parce que leur situation financière n'a plus de sens, qu'ils n'arrivent pas à rejoindre les deux bouts ;
- parce qu'ils voient leur vie passer en coup de vent, n'ayant pas de temps pour en prendre conscience, pour la vivre vraiment et pour faire ce qui pourrait réellement lui donner un sens ;
- parce qu'ils se préoccupent de l'environnement et qu'ils prennent conscience du gaspillage qu'entraîne notre style de société ;
- parce qu'ils sentent le vide de leur vie meublée par la consommation, mais qui ne laisse pas de place au développement de leur spiritualité ;
- parce qu'ils prennent conscience des inouïes disparités qui caractérisent ce monde dans lequel nous crevons à cause de notre surconsommation alors qu'ailleurs on manque de l'essentiel.
La simplicité volontaire constitue actuellement un mouvement de société qui gagne chaque jour en importance. Aux Etats-Unis, on estime que de 12 à 15 % de la population auraient déjà pris cette orientation. Les chiffres pour le Québec ne sont pas connus, mais ils ne sont sûrement pas inférieurs à ceux-là. Depuis plus de deux ans, mon livre La simplicité volontaire, plus que jamais... est un best-seller et je suis appelé à prononcer au moins deux conférences par semaine sur le sujet, devant des auditoires variés et de plus en plus considérables. Il ne se passe pas de semaine sans que l'un ou l'autre des médias de masse ne consacre du temps à la question. Il existe un Réseau québécois de la simplicité volontaire (3) qui regroupe déjà plus de 400 membres. En Suisse, Pierre Pradervand anime depuis quelques années des ateliers qui aident les personnes intéressées à cheminer dans cette voie. En France, il est question de lancer une organisation nationale pour faire la promotion de la simplicité volontaire.
Pour moi qui suis engagé dans l'action sociale depuis bientôt cinquante ans, je n'ai jamais vu un courant social qui se développe si rapidement. Je l'explique par le fait que la simplicité volontaire offre la rare opportunité, dans notre monde si individualiste, de faire deux choses souhaitables en même temps : travailler à son propre épanouissement tout en agissant pour le bien de la collectivité. Je crois aussi que la simplicité volontaire s'inscrit dans un courant social de fond : les citoyens ont perdu confiance en leurs gouvernants et ils comprennent que s'ils veulent que quelque chose change, c'est à eux à le faire. Comme l'écrit Gustavo Esteva : «Cette classe de mécontents, qui pressent qu'il existe une manière plus sensée de penser, reconnaît que poser des limites politiques aux desseins technologiques et aux services professionnels ne peut se formuler, s'exprimer ou se faire que sur la base de décisions et d'initiatives personnelles, librement consenties, et grâce à des accords communautaires. Leur point de vue s'est donc graduellement déplacé : au lieu de prendre comme référence 'l'ensemble de la société', ils reconnaissent désormais que cette orientation intellectuelle et politique cache un piège dangereux. C'est pour cela qu'ils concentrent leur réflexion et leurs efforts sur le plan local, dans leurs espaces concrets, sur leur sol. Ils ont commencé finalement à savoir sur quel pied danser et à faire confiance à leur nez» (4).
La popularité du commerce équitable, des SELS, de l'agriculture soutenue par la communauté et de combien d'autres initiatives enracinées localement montre bien la vivacité de cette tendance. Mais au milieu de tout cela, il me semble que la simplicité volontaire occupe une place spéciale pour les raisons suivantes :
1) Pour libérer des militants et militantes qui puissent s'engager à fond dans l'action sociale.
La société de consommation repose sur la routine métro-boulot-dodo ; il ne reste plus de temps pour l'activité citoyenne &emdash; la participation aux organismes, la discussion, l'organisation de son quartier, etc. La simplicité volontaire permet de retrouver du temps et aussi, pour plusieurs, de l'argent pour investir dans les causes qui leur tiennent à cõur.
2) Pour explorer des façons de vivre autres.
Il faut trouver d'autres voies moins axées sur la consommation pour répondre aux besoins humains qui permettent une vie épanouissante tout en respectant les capacités de la planète.
3) Pour reconstruire au plus tôt nos communautés de manière à ce qu'elles répondent plus économiquement à nos besoins fondamentaux. Ce faisant, les gens qui ont choisi «volontairement» de diminuer leur niveau de vie permettront à ceux qui sont «involontairement» dans la pauvreté de mieux vivre. Par exemple, le développement de bons systèmes de transport collectifs bénéficie à tous.
Pouvons-nous espérer réussir à répondre au défi que pose la nécessité de la décroissance ? Certainement pas si nous n'essayons pas. La simplicité volontaire permet à chacun de nous de commencer à agir ici et maintenant et déjà d'y trouver son propre profit ; peut-on demander mieux ?
Serge Mongeau
Auteur de nombreux livres, un des fondateurs des éditions Ecosociété au Québec.
(1) Voir Marcia Nozick, Entre nous. Rebâtir nos
communautés, Editions Ecosociété,
Montréal, 1995.
(2) La simplicité volontaire, plus que jamais... Editions
Ecosociété.
(3) CP 185, succ D, Montréal, H3K 3G5, tél : 01 514 937
3159, site : www.simplicitevolontaire.org.
(4) Wolfgang Sachs et Gustavo Esteva, Des ruines du
développement, Editions Ecosociété, 1996, p.
133.
« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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