Comment critiquer le développement ? Pour répondre à cette question, j’aimerais vous parler en homme de communication. J’ai été, je vous l’avoue, pendant 10 ans directeur artistique dans le premier groupe européen de communication. Rassurez-vous, je suis aujourd’hui un publicitaire repenti. Mais il me reste de cette époque quelques règles de communication. Une des plus élémentaires est celle-ci : il y a ce que vous dîtes, et la façon dont cela va être entendu. Ce qui peut être très différent, voire opposé. Votre propos peut être entendu dans le sens inverse que celui que vous pensiez lui donner. Par exemple, imaginons, au hasard, que j’emploie le mot “développement”. Le dictionnaire le définit ainsi : rendre plus grand, plus fort, donner de l’ampleur. Voilà qui peut sembler éminemment positif.
Mais si je dis le mot “développement” à notre société actuelle, comment va t-elle l’entendre ? Ce qui prime dans notre monde est l’économisme. C’est-à-dire que nous vivons dans un monde plongé dans l’inversion des valeurs, où l’économie est non plus considérée comme un moyen mais comme une fin en soi. Tous les termes se rapprochant de près ou de loin à l’économie seront donc d’abord compris dans leur dimension économique. Si je vous dis croissance, vous entendrez “croissance économique”. Si je vous dis libéralisme, vous ne penserez pas au libéralisme philosophique développé par les Lumières, le libéralisme qui a fondé la révolution, vous penserez au libéralisme économique. De la même manière, le terme développement sera entendu par notre société tout naturellement comme « développement économique ».
Notre société décrit comme développées les sociétés de consommation. Les autres habitants du monde sont “en voie de développement” ou “sous-développés”. Ainsi, la civilisation de l’automobile, de la télévision et du téléphone portable est considérée comme l’aboutissement logique et inéluctable de toute société humaine. Une nouvelle fois, sous des mots différents, l’homme blanc dévoile son ethnocentrisme. Le développement réellement existant n’est en fait que l’occidentalisation du monde.
Et le développement durable ? Il sera logiquement compris comme « développement économique inscrit dans la durée », assorti d’une couche de peinture verte passée par les publicitaires pour mieux nous leurrer et nous le faire passer pour écolo. Je vous cite la définition du “développement durable” donné en 2001 par Michel de Fabiani, président de British Petroleum France : “Le développement durable, c'est tout d'abord produire plus d'énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d'énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s'assurer que cela ne se fasse pas au détriment de l'environnement.”
C’est-à-dire : polluer plus en sauvegardant l’environnement. Comme le précise un grand écologiste local second adjoint à la mairie de Lyon : “Le développement durable, c'est concilier la croissance et la protection de l'environnement.”.
Il a été démontré et re-démontré que plus de croissance économique, c'est nécessairement plus de pollution. La croissance verte, la croissance propre, la croissance soutenable, comme le développement durable, sont des oxymores, c'est-à-dire une juxtaposition de deux mots contradictoires.
Louis Schweitzer, le pédégé de Renault déclarait dans le mensuel "Enjeux Les Echos" en décembre 2004, “le développement durable n'est ni une utopie ni même une contestation, mais la condition de survie de l'économie de marché.” Et quand Louis Schweitzer parle “ d’économie de marché ”, il ne parle pas de “ l’économie des marchés ”, une économie à taille humaine et respectueuse de l’environnement, fondée sur des petites entités économiques, il parle du capitalisme.
Voici deux ans, le sénateur Marcel Deneux - qui n’est pas un gauchiste mais un monsieur de droite - concluait ainsi son rapport sur l'évaluation de l'ampleur des changements climatiques : “De prime abord, le concept de "développement durable" peut rallier à peu près tous les suffrages, à condition souvent de ne pas recevoir de contenu trop explicite ; certains retenant surtout de cette expression le premier mot "développement ", entendant par là que le développement tel que mené jusqu'alors doit se poursuivre et s'amplifier ; et, de plus, durablement ; d'autres percevant dans l'adjectif "durable" la remise en cause des excès du développement actuel, à savoir, l'épuisement des ressources naturelles, la pollution, les émissions incontrôlées de gaz à effet de serre... L'équivoque de l'expression "développement durable" garantit son succès, y compris, voire surtout, dans les négociations internationales d'autant que, puisque le développement est proclamé durable, donc implicitement sans effets négatifs, il est consacré comme le modèle absolu à généraliser sur l'ensemble de la planète.”
Voici deux ans, le sénateur Marcel Deneux - qui n’est pas un gauchiste mais un monsieur de droite - concluait ainsi son rapport sur l'évaluation de l'ampleur des changements climatiques : “De prime abord, le concept de "développement durable" peut rallier à peu près tous les suffrages, à condition souvent de ne pas recevoir de contenu trop explicite ; certains retenant surtout de cette expression le premier mot "développement ", entendant par là que le développement tel que mené jusqu'alors doit se poursuivre et s'amplifier ; et, de plus, durablement ; d'autres percevant dans l'adjectif "durable" la remise en cause des excès du développement actuel, à savoir, l'épuisement des ressources naturelles, la pollution, les émissions incontrôlées de gaz à effet de serre... L'équivoque de l'expression "développement durable" garantit son succès, y compris, voire surtout, dans les négociations internationales d'autant que, puisque le développement est proclamé durable, donc implicitement sans effets négatifs, il est consacré comme le modèle absolu à généraliser sur l'ensemble de la planète.”
Pour les élèves ici présents du « Master Ethique et développement durable », je citerai aussi la revue Capital. Un article dans leur numéro du mois de juillet 2004 était consacré aux « métiers d'avenir et comment s'y préparer ». Un de ces métiers est Responsable du développement durable. Je cite “Idéalistes, s'abstenir ! Le responsable du développement durable n'est pas là pour sauver la planète, mais pour faire en sorte que l'entreprise respecte les nouvelles normes de qualité et d'environnement. Et pour éviter les conflits sociaux ou les polémiques avec les consommateurs.”
Parler de développement, entendu comme croissance économique, pour les pays occidentaux, est un non-sens. Les pays riches consomment 80 % des ressources naturelles de la planète tout en ne représentent que 20 % de la population mondiale.
Notre niveau de développement économique sous-entend le pillage systématique du reste de la Terre et l'asservissement économique de populations entières. Le niveau actuel de “ surdéveloppement ” des pays riches est déjà insupportable pour la biosphère. Il n'est bien sûr pas réalisable pour les 80 autres % des habitants du globe. D'ailleurs, qui pourraient-ils piller pour devenir à leur tour développés ?
Je cite Serge Latouche, professeur émérite d’économie à Orsay : “C'est pourquoi le "développement durable", cette contradiction dans les termes, est à la fois terrifiant et désespérant ! Au moins avec le développement non durable et insoutenable, on pouvait conserver l'espoir que ce processus mortifère aurait une fin, victime de ses contradictions, de ses échecs, de son caractère insupportable et du fait de l'épuisement des ressources naturelles... On pouvait ainsi réfléchir et travailler à un aprèsdéveloppement, bricoler une post-modernité acceptable. En particulier, réintroduire le social, le politique dans le rapport d'échange économique retrouver l'objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social. Le développement durable, lui, nous enlève toute perspective de sortie, il nous promet le développement pour l'éternité !” Cette critique n'est pas nouvelle : en 1993, Serge Latouche titrait déjà un de ses articles ainsi : “ L’arnaque du développement durable.” Deux ans plus tôt, Nicholas Georgescu-Roegen, le père de la bioéconomie, nous avertissait déjà : “Il n'y a pas le moindre doute que le développement durable est l'un des concepts les plus nuisibles”.
Alors, on nous répond “ Oui mais le développement dont nous parlons n’est pas le développement économique ou l’occidentalisation du monde, c’est un développement humain ou social, un développement durable, tel qu’il a été défini ”. Le problème est que si vous décidez d’appeler les marteaux “ tenailles ”, et que vous demandez à vos contemporains de vous passer une tenaille en l’appelant marteau, cela ne peut pas marcher. Vous ne pouvez pas vous abstraire du monde dans lequel vous vivez et du sens qu’il donne aux mots. Ainsi, en employant le terme “ développement durable ”, vous ne faites qu’alimenter la mégamachine à détruire l’humanité et la nature.
Le système possède une capacité extraordinaire à tout récupérer et il se nourrit d’abord de toutes les mauvaises contestations.
Ni le développement, ni la croissance, dans leur dimension économique, qui est celle entendue communément, ne peuvent être durables, car ils sont LA cause du caractère insoutenable de notre civilisation. “On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui les ont engendrés” disait Einstein, et nous ne pourrons pas aller vers un monde plus écolo en proposant comme remède ce qui fait notre maladie.
Alors pourquoi un tel succès pour ce concept ? Auparavant les écologistes étaient écartés du pouvoir. Il avait un discours trop dérangeant pour l’institution. Le développement durable permet de concilier tout et son contraire. Il a permis à l’institution de récupérer la critique écologiste et de la dévoyer. Il a favorisé la création d’une caste de “ développementistes” dans le politique, l’institution, qui veille à sauvegarder ses intérêts.
La décroissance vient s’opposer à ce fourvoiement. Elle est là pour rappeler que nous devons cesser de nous déresponsabiliser sur la technoscience. Que la problématique humaine et écologique est avant tout philosophique et politique. Et donc que les réponses seront philosophiques et politiques. Ce dont nous avons besoin prioritairement n’est pas de plus de science et de technique, mais de plus de partage et de sobriété.
Vincent Cheynet.